Si le débat fiscal porte fréquemment sur le niveau global des prélèvements obligatoires, l'organisation de la structure du système fiscal, les règles d'assiette, les mesures dérogatoires ou encore la fraude fiscale, rares sont pourtant les expressions « grand public » portant sur l'incidence fiscale, c'est-à-dire sur l'impact réel de la fiscalité. Pour qui s'intéresse aux politiques fiscales, il y a pourtant là un champ immense de réflexions, de recherches et de propositions à formuler. Le présent article n'aura pas la prétention d'aborder tous les aspects de la question, mais de montrer en quoi l'incidence fiscale doit être intégrée dans le débat fiscal.

Approche générale et enjeux

L'incidence fiscale peut se définir comme l'impact effectif sur les agents économiques (ménages, entreprises) de la fiscalité : autrement et simplement dit, qui paie quoi en réalité ? A priori, cette définition n'a pas de quoi surprendre ni interroger. Et l’on pourrait se contenter de souligner que l'impôt sur le revenu est payé par les particuliers, l'impôt sur les sociétés par les sociétés et la TVA par les consommateurs.

La question est cependant plus complexe. Mettons à part l’exemple connu de la TVA et le distinguo entre le redevable légal (l'entreprise, qui collecte et reverse la TVA) et le redevable réel (le consommateur, qui paie la TVA dans le prix « toutes taxes comprises ») pour nous intéresser à d'autres impôts et poser la question suivante : les impôts ne sont-ils supportés in fine que par ceux qui les paient ? En d'autres termes, est-on assuré au sein de la circulation des richesses qu'un agent économique qui paie un impôt ne le répercute pas dans le coût final, notamment un prix ? L'incidence fiscale a précisément pour but d'analyser ce jeu de répercussions qui peuvent être multiples et complexes, voire infinies...

L'enjeu est tout sauf neutre. Ne pas s’intéresser à l'incidence fiscale, c'est en effet passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire la conséquence réelle d’une mesure fiscale sur la répartition des richesses et sur celle de la charge fiscale. C'est aussi s'exposer aux discours de ceux qui, pour justifier leurs propositions, tiennent un discours simpliste sur cette question majeure. Pour une organisation qui ne cesse de porter la nécessité d'une plus grande justice fiscale, l'incidence fiscale est naturellement une source de préoccupation et de réflexion permanentes.

S'il existe une certaine littérature économique sur le sujet, force est de constater que, dans de nombreux travaux, elle concerne très (trop) souvent les effets de la fiscalité sur les comportements économiques vus sous l'angle des politiques dites de l'offre. C’est-à-dire sur l’effet des impôts progressifs et des impôts sur le capital sur l'investissement, les performances économiques, etc.

Parmi les grands enjeux de la période figurent notamment l'impôt sur les sociétés, la TVA, la fiscalité écologique et l’imposition des revenus. Ces deux derniers points seront rapidement abordés ici car ils ont été traités dans notre rubrique (voir nos articles Imposition des revenus et CSG : vers une imposition proportionnelle ? et Fiscalité écologique : quelle approche ?), nous reviendrons donc sur la TVA et l’impôt sur les sociétés (IS) qui illustrent à merveille les enjeux de ce débat complexe duquel l'idéologie n'est jamais éloignée... On retrouve évidemment cette question de l'incidence fiscale (et sociale...) sur l'ensemble du champ de la fiscalité.

Retour sur l'approche « dominante »

Certains travaux ont porté sur l'incidence de l'impôt sur le revenu progressif et de l'impôt sur les sociétés sur l'offre de travail. Prolongeant les premières approches découlant de la célèbre « courbe de Laffer » (selon laquelle au-delà d'un certain niveau d'imposition, que la courbe elle-même ne fixe pas puisqu'elle procède d'une intuition et non d'une analyse étayée, les recettes fiscales décroissent), ils tentent de démontrer qu'un système fiscal moins progressif et qu’une baisse du niveau des « prélèvements obligatoires » sont économiquement bénéfiques. Les modèles utilisés sont cependant largement contestables : ils supposent ainsi que tous les « ajustements » soient optimum, autrement dit que la baisse de l'impôt sur les sociétés par exemple soit intégralement répercutée en investissements, en hausse des salaires et/ou en embauches... Ils s’inscrivent également délibérément dans l’idéologie selon laquelle l’action publique et la protection sociale ne doivent constituer qu’un filet minimum, les agents économiques étant supposés effectuer « librement » leur choix de prendre, par exemple, un système de retraite complémentaire par voie de capitalisation.

Parmi les impôts supposés devoir baisser figurent souvent la fiscalité du capital et notamment l’impôt sur les sociétés. Mais ces analyses oublient que baisser un impôt n'est en réalité jamais intégralement répercuté dans une baisse des prix par exemple. Une baisse de l'impôt sur les sociétés peut également se traduire par une hausse de la distribution des dividendes, comme cela a été constaté dans plusieurs pays de l'OCDE. Une baisse de la TVA permettra pour sa part aux entreprises d'augmenter leurs marges plutôt que se traduire en baisse des prix. Incontestablement, la question de l'incidence fiscale mérite donc d'être approfondie.

La TVA au cœur de l'incidence fiscale

Les partisans d'une hausse de la TVA (que l'on rencontre notamment chez les défenseurs de la TVA dite « sociale ») estiment que l’IS (voir ci-dessous) pourrait être supprimé car selon eux, il est supporté par les ménages : il serait répercuté sur les prix à la consommation payés de facto par les consommateurs. De la même manière, ils prétendent que les cotisations sociales alourdissent le « coût du travail ». La conclusion qu'ils en tirent est claire : pour financer la sécurité sociale voire l’État, il faut augmenter la TVA en contrepartie d'une baisse de l'IS et/ou des cotisations sociales « patronales ». Ceci permettrait d'être fiscalement plus attractif et, ainsi, d'attirer ou de retenir des richesses, ce qui serait favorable à l'activité économique.

La question de l'incidence fiscale de la TVA peut également se décliner selon les activités. Dans le secteur automobile par exemple, dés la conception d'un nouveau modèle, l'analyse du marché fait fréquemment ressortir qu'un modèle donné doit être vendu en France à un prix TTC fixé à l'avance. Compte tenu du poids de la TVA (en France mais également en Europe), les entreprises intègrent cette donnée dans leur stratégie portant sur la chaîne des coûts : ceci les conduit par exemple à délocaliser la fabrication de certaines pièces et prestations nécessaires à la fabrication. On peut donc également dire que le poids de la TVA provoque des rétroactions négatives et que l'incidence fiscale de la TVA est négative puisque dans certains cas elle pousse à la modération salariale...

On ajoutera, toujours à propos de la TVA, qu'étant payée par les consommateurs, indépendamment de leur niveau de revenus, elle pèse proportionnellement plus sur les ménages modestes et, ce faisant, qu'elle déforme la répartition des richesses. Cette question mérite donc d’être approfondie à l’heure où une partie importante de la population porte la demande (largement partagée par notre syndicat) d’un taux «0 » sur les produits de première nécessité. Ce qui suppose alors un cadre normatif adapté pour qu’une telle mesure soit alors véritablement répercutée dans les prix et ce, pour soutenir la consommation des ménages et par conséquent leur pouvoir d’achat.

L'impôt sur les sociétés, des incidences multiples

Pour les défenseurs de l’IS dont notre syndicat fait partie, l'incidence fiscale de cet impôt doit être plus finement analysée. Car l'IS n’est pas intégralement répercuté dans les prix à la consommation. En effet, si l'on observe la façon dont le bénéfice d'une société est utilisé, rien ne permet de soutenir valablement que l'IS est intégralement répercuté dans le prix à la consommation. Le bénéfice est en effet pour partie reversé aux actionnaires sous forme de dividendes. Il peut aussi être mis en réserve, augmenter les capitaux propres, être réinvesti et/ou être partiellement redistribué aux salariés sous forme d’intéressement aux résultats. De fait, l'IS n'est donc pas supporté in fine par les consommateurs nationaux, ce qui plaide pour son maintien mais également, par une réforme de son assiette afin de le rééquilibrer (on peut par exemple envisager une imposition plus importante de la distribution de dividendes) et d’y intégrer nécessairement la dimension numérique (voir notre communiqué de presse sur les « Gafa et assimilés »).

Tous les travaux portant sur la répartition effective de l'IS ont démontré que plus la taille de l'entreprise soumise à l'IS s'accroît, plus le taux effectif diminue, et ce en raison de l'optimisation fiscale à laquelle les grandes entreprises se livrent. En 2014, la direction générale du Trésor estimait que les taux d’imposition bruts (avant report des éventuels déficits) variaient entre 26 % pour les grandes entreprises et 32 % pour les PME bénéficiaires (1).

Une réforme de l'IS pourrait ainsi faire baisser le taux effectif de l'IS supporté par les PME et augmenter celui payé par les grands groupes. En termes d'incidence fiscale, une telle opération permettrait de faire davantage pression sur les distributions de dividendes (l'apanage des grands groupes) car l'IS constitue une forme de prélèvement en amont de leur versement aux actionnaires et, symétriquement, de relâcher un peu la pression sur l'investissement, un enjeu-clef pour les PME notamment.

Et les autres impôts ?

L'incidence fiscale est au cœur des projets visant à modifier les comportements. C'est par exemple le cas de la fiscalité écologique, laquelle part du principe que la fiscalité peut, en taxant davantage les comportements polluants, parvenir à faire baisser la pollution en « internalisant les externalités négatives » (autrement dit en intégrant dans les coûts grâce à l'impôt, les coûts environnementaux qui ne sont jamais pris en charge par les pollueurs) pour reprendre le jargon économiste. L'affaire est cependant plus complexe qu'il n'y paraît. Car pour qu'une telle fiscalité soit réellement efficace, cela suppose que les agents économiques (ménages, entreprises) aient une alternative et puissent modifier leur comportement. A défaut, la fiscalité environnementale ne serait pas incitative...

La taxe sur les transactions financières poursuit également l'objectif de modifier les comportements en réduisant la spéculation. En taxant, à taux faible, les transactions, l'idée est de ne pas affecter les investissements et d'imposer plus lourdement la spéculation, laquelle se traduit par un nombre important de flux financiers quotidiens.

Plus largement, il importe de prendre en compte les effets globaux de la fiscalité et non de réduire l'approche aux seuls comportements économiques. L'incidence sociale, environnementale et économique de la fiscalité doit davantage mesurer les effets de la fiscalité sur le bien-être, les inégalités, le pouvoir d'achat ou encore la préservation de l'environnement. Au fond, l'incidence fiscale mérite de revenir aux objectifs fondamentaux de l'impôt plutôt qu'être saucissonnée comme cela est trop souvent le cas : financer l'action publique, réduire les inégalités, tels sont les objectifs de la fiscalité qui doivent selon nous guider les analyses et les choix fiscaux.

(1) Travaux de la direction générale du Trésor repris dans le rapport particulier du Conseil des prélèvements obligatoires, Toutes les entreprises ont-elles le même taux implicite d’impôt sur les sociétés, janvier 2017.