Le niveau des «prélèvements obligatoires » (soit le total des impôts d’État et locaux et des prélèvements sociaux...) fait à nouveau parler de lui. Les dernières statistiques montrent en effet que la France est le pays européen où le ratio entre prélèvements obligatoires rapporté au produit intérieur brut (PIB) est le plus élevé. Dans le contexte, des voix s’élèvent pour déplorer cette situation. Mais en réalité, cet indicateur très global n’enseigne pas grande chose...
Comparaison n'est pas raison
Invoquer ce ratio donne une idée de l'importance de l'action publique, entendue ici au sens large (protection sociale, services publics, aides publiques). Mais la comparaison s'arrête là... Car pour qu'elle soit objective, il faudrait une comparaison qui prenne en compte l'ensemble des coûts publics (les prélèvements obligatoires) et privés (cotisations aux assurances ou fonds de pension) pour les mettre en regard des prestations sociales, de la couverture sociale, des services publics, de la place de l’action publique et de leur impact sur l'état social et les inégalités. Une telle comparaison serait honnête et instructive car les prélèvements privés (versés aux assurances privées pour l'assurance santé ou aux fonds de pension pour les retraites par exemple) ne sont pas compris dans les prélèvements obligatoires : ils dépendent de choix individuels. Or, une telle étude exhaustive n'existe pas...
Les différences entre les comparaisons internationales ne traduisent donc pas un rapport coût/gestion de l’action publique plus mauvais en France qu’ailleurs : elles ne font que refléter des différences dans le mode de gestion de la protection sociale notamment. Fondamentalement, les différences de prise en charge par les secteurs public et privé de certains besoins sociaux (sécurité sociale, éducation, etc) sont importantes, elles expliquent les écarts entre les différents niveaux de prélèvements obligatoires. Sans que l’on puisse en tirer des conclusions valables sur le revenu disponible et l’activité économique pour autant.
La protection sociale, un choix de société qui explique les écarts
Les ressources sociales représentent plus de la moitié des prélèvements obligatoires (18,8% du PIB contre 13,3% en moyenne dans l’UE). Ces derniers seront plus faibles dans les pays où les systèmes de santé et/ou de retraite sont, essentiellement ou partiellement, privés, pris en charge par des accords de branche, par des fonds de pension ou des compagnies assurances. Ces prélèvements privés ne sont pas des prélèvements obligatoires : ils ne sont donc pas comptabilisés dans les comparaisons alors qu'ils sont indispensables pour la couverture sociale. De longue date, les études menées sur le sujet sont unanimes pour s'accorder sur le fait que « la plus grande partie de l'écart entre les taux de prélèvements obligatoires entre pays développés s'explique par la couverture différente des systèmes d'assurance maladie »(1).
En France, une part importante des prélèvements obligatoires est consacrée au financement de la protection sociale. Dans d'autres pays, cette part varie car le mode de financement de la protection sociale est différent. Ainsi au Danemark, les impôts financent la protection sociale : les prélèvements sociaux y sont donc faibles mais le niveau global de prélèvements obligatoires demeure évidemment élevé. Ailleurs, des prélèvements privés non compris dans les prélèvements obligatoires sont plus élevés car la couverture sociale collective est plus réduite. Il faut alors la compléter par des systèmes privés. Les dépenses totales de santé publiques et privées représentaient ainsi 16,9 % du PIB aux États-Unis contre 11 % en France et en Allemagne (données 2016). Les ratios de prélèvements obligatoires en Allemagne ou en Grande-Bretagne sont ainsi mécaniquement inférieurs au ratio français puisque les prélèvements privés y sont plus importants... Symétriquement, le montant total des dépenses sociales privées représentaient 10,9 % des dépenses sociales « publiques » en France en 2013 contre 13,38 % en Allemagne et même 27,17 % en Grande-Bretagne... La même logique est à l’œuvre dans d'autres domaines pris en charge par les prélèvements obligatoires en France et par le secteur privé dans d’autres pays. En clair, moins les prélèvements obligatoires sont élevés, plus les prélèvements «privés» sont élevés...
L'OCDE précise à propos de la France que « le seul taux de prélèvements obligatoires ne peut résumer l’impact de la fiscalité sur la compétitivité (...) Or, les cotisations complémentaires ont un caractère obligatoire en France alors qu’elles sont le plus souvent facultatives dans les autres pays : la contribution des cotisations sociales patronales à l’écart de taux de prélèvements obligatoires avec nos concurrents reflète donc en partie des conventions comptables ». Le Conseil des prélèvements obligatoires confirme cette analyse de bon sens (2) : « Les prélèvements obligatoires ne peuvent se comparer d'un pays à un autre sans prendre en considération les dépenses qu'ils financent, c'est-à-dire en tenant compte de la place des services publics et des transferts sociaux dans l'économie du pays. »
Diminuer les prélèvements obligatoires ? Attention aux conséquences…
Sur un plan mécanique, réduire les prélèvements obligatoires implique, en contrepartie, de privatiser les services publics et les prestations sociales « collectives » (qui représentent un tiers du revenu global des Français) par exemple. Mais il s’agit là d’un vrai choix de changement de société qui n'est pour ainsi dire jamais présenté comme tel. Car si l’on décide de baisser ce taux, la Sécurité sociale devra réduire ses dépenses en cessant de rembourser certains médicaments qui seront de facto financés par les ménages via des mutuelles et des assurances dont l'importance (donc le coût) ne peut qu’aller croissant. Il en va de même en matière de services publics : baisser le taux de prélèvements obligatoires se traduira par une baisse de la quantité et de la qualité des services publics et, corrélativement, par une montée en charge de services « privés » dont le coût sera supporté par les ménages. Et ce, sans pour autant entrer dans les comparaisons de taux de prélèvements obligatoires… A titre d’exemple, la France scolarise très tôt ses enfants dans le secteur public alors qu’en Allemagne, la scolarisation n’est pas obligatoire avant 5 ans : il faut donc y payer l’accueil des enfants alors qu’il existe des crèches et des écoles maternelles en France. Baisser le taux de prélèvements obligatoires implique donc le repli et la privatisation de la protection sociale et des services publics et aggrave des inégalités déjà en hausse...
Rappelons aussi que le montant des prélèvements obligatoires est étroitement lié à la conjoncture économique : les recettes fiscales ont tendance à augmenter en période de croissance et à diminuer lorsque l’activité se ralentit. En période de crise, la précision vaut d'être apportée.
Le véritable enjeu ? La structure des prélèvements donc la réforme fiscale !
Le débat sur le niveau des prélèvements obligatoires est donc loin d'être simple et neutre : il est avant tout politique, au sens du choix de société. Les détracteurs des « prélèvements obligatoires » et de l’action publique oublient de dire que l’idéologie dont ils sont porteurs (mais qu’ils affichent rarement) vise à réduire les mécanismes de solidarité au profit du chacun pour soi et donc de la montée en puissance d’acteurs privés chargés de gérer dans leur intérêt ce que la sécurité sociale et les services publics gèrent aujourd’hui dans l’intérêt général.
En réalité, le véritable enjeu, porté par une large partie des « gilets jaunes », est surtout la question de la répartition de ces prélèvements et de la place des services publics dans les territoires et les quartiers délaissés. Là réside l’enjeu d’une réforme fiscale et sociale (en France mais également en Europe où la concurrence fiscale et sociale et l’évasion fiscale produisent des effets sociaux, économiques et politiques dévastateurs) qui serait véritablement plus juste, comprise et consentie...
(1) Rapport du Conseil d'analyse économique, L'architecture des prélèvements en France : état des lieux et voies de réforme, 1999.
(2) Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, Sens et limites de la comparaison des taux de prélèvements obligatoires entre pays développés, mars 2008.