La concurrence fiscale met les États, c’est-à-dire leur action, leurs services publics et leurs systèmes de protection sociale, en compétition. L’objectif théorique de cette compétition est d’attirer les investisseurs, de mieux gérer l’argent public, d’améliorer la compétitivité des entreprises et d’attirer ou de retenir des résidents aisés. Dans un environnement mondial au sein duquel il est facile de se déplacer et de déplacer les richesses, la concurrence fiscale bénéficie principalement, pour ne pas dire exclusivement, aux agents économiques les plus aisés (riches particuliers, grandes entreprises), autrement dit, aux agents économiques mobiles… Les agents économiques immobiles (la quasi-totalité des ménages et les PME) sont des bases immobiles qui subissent le mouvement.

 

Neutraliser la concurrence fiscale et sociale est légitime et nécessaire et ce, en engageant une harmonisation fiscale et sociale différente de l’alignement vers le bas tel qu’il est engagé

La concurrence fiscale déforme le partage des richesses, paupérise l’action publique et la protection sociale, le tout en opérant un transfert de la fiscalité sur les ménages

Au sein de l’Union européenne, faute d’harmonisation fiscale et sociale, les États-membres se livrent une féroce concurrence. Ils procèdent à des allègements massifs d’impôt au bénéfice de ceux qui détiennent ces richesses (multinationales, riches, investisseurs). Une véritable course vers le bas est alors engagée, les États baissant encore et toujours certains impôts (baisses de taux, régimes dérogatoires) dont profitent une minorité d’agents économiques qui peuvent se déplacer ou déplacer leurs richesses. Ces « bases mobiles » sont les grandes gagnantes de la concurrence fiscale. Celle-ci favorise par ailleurs des pratiques très agressives voire illégales permises par des conventions fiscales parfois très « arrangeantes » ou les rulings, mais aussi par les « paradis fiscaux » (la forme la plus extrême de la concurrence fiscale).

Les bases immobiles (l’immense majorité des particuliers et les PME) demeurent pour leur part des contribuables captifs des choix fiscaux, ils subissent les effets de la concurrence fiscale : paupérisation de l’action publique et de la protection sociale, hausse des prélèvements compensant la baisse intervenue au profit des « bases mobiles », politiques de rigueur, etc. Concrètement en effet, la concurrence fiscale se traduit par un alourdissement de la fiscalité des ménages via la hausse des impôts sur la consommation (comme la TVA) et par une baisse de l’imposition des contribuables dits « mobiles ». Si quelques mesures symboliques ont été mises en œuvre depuis la crise (avec, en France, la contribution temporaire sur les hauts revenus ou la création d’une tranche du barème de l’impôt sur le revenu à 45%), ils demeurent largement bénéficiaires.

En 2017, l’abaissement de l’imposition des sociétés, la mise en place d’une impôt proportionnel en matière de « revenus financiers » et la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune ont constitué les mesures les plus récentes de cette politique fiscale délibérément orientée vers les acteurs économiques les plus riches. Il en allait de même auparavant avec le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), le bouclier fiscal, la profusion de « niches fiscales », etc. Au reste, dans la plupart des pays, la fiscalité sur les revenus du capital est dérogatoire aux taux de droit commun et présente un taux plus faible. Cette orientation fiscale, à l’œuvre depuis de longues années et qui semble s’accélérer sur fond de « Brexit », s’est traduite par un transfert sans précédent de la charge fiscale. Dans les pays de l'OCDE en moyenne (1), les recettes perçues au titre de l’impôt sur les sociétés en 2016 représentent 2,9 % du produit intérieur brut (PIB) contre 3,6 % en 2007, les recettes tirées de l’imposition du revenu des personnes physiques représentent 8,2 % du PIB et les recettes de TVA 6,8 %.

En France, l’IS ne représente que 2 % du PIB, la TVA 6,9 % et le total « impôt sur le revenu et contribution sociale généralisée » 8,6 %. Concrètement, l’abaissement de l’imposition des sociétés s’est accompagnée d’une progression des impôts pesant sur les ménages. Or, celle-ci est peu redistributive en matière d’imposition des revenus voire régressive dans le cas de la TVA et de l’imposition de la consommation. Pour mémoire, dans son rapport de 2015 consacré à la TVA (2), le Conseil des prélèvements obligatoires montrait ainsi que, tous taux de TVA confondus, le taux d’effort des ménages s’élevait ainsi à 12,5 % pour les 10 % des ménages les plus pauvres et seulement à 4,7 % pour les 10 % des ménages les plus riches.

Que faire ?

En finir avec la concurrence fiscale et sociale est donc nécessaire et légitime et ce, tant en matière de justice fiscale et sociale que d’efficacité économique et environnementale. En effet, neutraliser cette compétition permettrait de rééquilibrer les systèmes fiscaux et, par conséquent, de renforcer le consentement à l’impôt, de soulager les « bases immobiles » (ce qui leur procurerait un meilleure revenu disponible), de neutraliser les effets pervers de la financiarisation de l’économie et de dégager des marges de manœuvres pour des politiques économiques, sociales et environnementales efficaces. Tels sont les principaux défis que les orientations fiscales énoncées ci-dessous contribueraient à relever.

Au niveau de l'Union européenne

Notre organisation propose de longue date d’instaurer un « serpent fiscal européen » (3). Celui-ci peut neutraliser durablement la concurrence fiscale et sociale et créer progressivement les conditions d’une véritable harmonisation. Comme le serpent monétaire européen qui limitait les écarts entre les monnaies, le « serpent fiscal européen » réduirait les écarts entre les systèmes fiscaux en engageant les chantiers suivants :

  • l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés intégrant la dimension numérique (voir ci-après) de l’économie couplée à l’instauration d’un taux plancher afin de mettre un terme à la course à la baisse ;
  • des règles communes en matière de fiscalité de l’économie numérique afin d'imposer la richesse là où elle est créée et d’éviter les transferts artificiels de bases imposables ;
  • l’harmonisation de la TVA (ceci permettrait notamment d’en finir avec la fraude carrousel) avec l’instauration d’un taux plafond afin d’éviter une dérive à la hausse ;
  • une fiscalité véritablement « écologique » dans le cadre d’une politique écologique globale qui éviterait les effets pervers consistant à créer des impôts sur la consommation abusivement dénommés « écologiques » ;
  • le renforcement de la coopération afin de mieux lutter contre la fraude fiscale avec un système d’échange automatique d’informations performant (il faudra tirer le bilan du nouveau système pour en analyser l’efficacité et, le cas échéant, l’améliorer), la mise en place d’une procédure européenne de contrôle fiscal (avec un véritable « droit de suite » ), la fiabilisation du fichier des sociétés bénéficiant d’un numéro de TVA intracommunautaire (avec la suspension immédiate sur tout le territoire de l’Union européenne de ce numéro en cas de fraude) ou encore le renforcement des obligations déclaratives (comptables et fiscales en cas de montages et de prix de transfert notamment) ;
  • la mise en œuvre d’un paquet de mesures parmi lesquelles la publication des rescrits, une véritable protection des lanceurs d’alerte ou encore la fin des « sociétés-écrans » (4) ;
  • la création d’impôts européens (un impôt sur les sociétés et une véritable taxe sur les transactions financières qui neutraliserait la spéculation, contrairement à celle qui existe actuellement) qui permettraient de revaloriser le budget européen. Ce faisant, les régions les plus pauvres seraient davantage aidées, ce qui les désinciterait à pratiquer le dumping fiscal et social. Par ailleurs, un budget revalorisé permettrait de financer des investissements publics d'ampleur pour accélérer la transition énergétique par exemple.

Au-delà...

Dans un contexte de mondialisation et de globalisation financière, se projeter vers une fiscalité mondiale est nécessaire. Qu'il s'agisse de redéfinir les conditions dans lesquelles la valeur créée doit être imposée afin de faire face aux défis de l'économique numérique par exemple, ou d'organiser une véritable coopération afin de combattre toutes les formes d'évitement de l'impôt, un cadre international de « gouvernance fiscale » est une absolue nécessité.

Parmi les propositions novatrices, on mentionnera tout particulièrement celles de Gabriel Zucman d'instaurer un cadastre financier mondial. Celui-ci permettrait un accès direct à l'information (bancaire, juridique, fiscale et comptable) pour les États, leur permettant ainsi d'asseoir correctement l'impôt. Pour sa part, la proposition deThomas Piketty, d'instaurer des impôts supranationaux sur la fortune et les bénéfices des entreprises participe de la même logique de se mettre à la hauteur du fonctionnement de l'économie mondiale. Enfin, l'idée d'une COP21 fiscale défendue par MM Bocquet (député et sénateur français) rejoint la revendication du tax justice network de créer une structure sous l'égide de l'ONU dont le but pourrait être de favoriser une vision mondiale d'une fiscalité efficace dans le financement de l'action publique et équitablement répartie entre les agents économiques à raison de leurs facultés.
Pour ambitieux qu'ils puissent paraître, ces chantiers méritent incontestablement d'être portés pour en finir avec une concurrence fiscale et sociale dévastatrice sur tous les plans.

(1) OCDE, Statistiques des recettes publiques, édition 2018.
(2) Béatrice Boutchenik, La taxe sur la valeur ajoutée. Les effets redistributifs de la taxe sur la valeur ajoutée, Conseil des prélèvements obligatoires, rapport particulier no 2, avril 2015.
(3) Voir notre deux livres aux éditions Syllepse, Pour un serpent fiscal européen, 2004 et Quelle Europe fiscale ?, 2008.
(4) Voir notamment les 16 recommandations de la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires dont notre organisation est membre.