Le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est l’une des principales revendications du mouvement des « gilets jaunes ». Elle est par ailleurs soutenue, selon les différents instituts de sondage, par une majorité de nos concitoyens (entre les deux tiers et les trois quarts selon les enquêtes d’opinion).
Une demande révélatrice de davantage de justice fiscale
Cette revendication légitime ne surprend personne. Elle vient de plus loin qu’il n’y paraît : la population a bien saisi le sens des choix fiscaux de ces 20 dernières années. Ceux-ci ont objectivement souvent pesé sur les classes moyennes et, « en même temps », ont très largement bénéficié aux plus aisés. Le sentiment d’une fiscalité à deux vitesses s’est progressivement installé, il est désormais profondément ancré, tout en étant de plus en plus documenté. Et ce, sans amélioration tangible de la situation économique et sociale...
Après plusieurs réformes déjà discutées au début des années 2000 (allègement de l’impôt sur le revenu, réforme de l’impôt sur le revenu et première version du bouclier fiscal...), Nicolas Sarkozy, avec son bouclier fiscal et sa « loi tepa » d’août 2007, avait déjà provoqué de sérieux remous dans l’opinion. François Hollande, en mettant en œuvre des allègements d’impôt colossaux au profit des entreprises (avec le fameux CICE) avait alimenté ce sentiment. Emmanuel Macron, avec la suppression de l’ISF et l’instauration d’un prélèvement forfaitaire unique (1), a pour sa part aggravé la fracture fiscale.
Au surplus, ces politiques fiscales ont été menées alors que les services publics s’éloignaient, que la précarité et le sentiment de déclassement social s’amplifiaient et que les affaires de fraude et d’évasion fiscales proliféraient. De fait, ce sont bien les orientations économiques, budgétaires et fiscales de ces 15 à 20 dernières années qui sont aujourd’hui contestées.
Pour répondre à la demande de rétablissement de l’ISF, le camp des « anti-ISF » s’est trouvé contraint de ressortir les deux seuls arguments dont ils disposent et qu’il n’a cessé de marteler ces 15 dernières années : supprimer l’ISF permettrait de favoriser l’investissement, donc l’emploi, et ce d’autant plus que l’ISF aurait fait fuir les riches, au détriment de l’économie française. Dans cette période d’intense débat fiscal, il faut donc répondre à ces deux points.
Répondre aux « anti-ISF »
Il est curieux de prétendre que la suppression de l’ISF favoriserait, comme par magie, l’investissement. Rien, depuis que Ronald Reagan et Margaret Thatcher au début des années 80 ont promu l’idée d’un « ruissellement » sur l’économie de l’allègement de l’impôt des plus riches, n’est venu étayer ce dogme. De nombreux acteurs économiques se sont d’ailleurs inquiétés de la suppression de l’ISF et, concomitamment, de la réduction d’impôt qu’il prévoyait pour investissement dans les PME.
Dans la période, on relèvera un sacré problème de cohérence dans le discours gouvernemental : il ne parle jamais de la perte budgétaire d’au moins 3,2 milliards d’euros due à la suppression de l’ISF (dont le rendement était de 5 milliards d’euros en 2017 alors que l’impôt sur la fortune immobilière aurait rapporté moins de 1,8 milliard d’euros en 2018). Mais il n’hésite pas à mettre en garde sur la perte budgétaire qu’induirait un taux «0 » de la TVA sur les produits de première nécessité (une autre revendication phare de notre organisation… et de nombreux « gilets jaunes ») sans reconnaître que cela permettrait de soutenir la consommation tout en rendant la TVA moins injuste.
Si souvent invoqué, le débat sur l’exil fiscal résiste pour sa part bien mal aux données disponibles (dont une synthèse est présentée dans le tableau joint au présent article). Aucune d’entre elles (issues des rapports parlementaires et des travaux des pouvoirs publics) ne montre une hémorragie : depuis le début des années 2000, les départs représentent constamment entre 0,15 et 0,2 % du nombre de redevables de l’ISF et entre 0,3 et 0,7 % de son produit total. Il faut par ailleurs noter que les « retours » représentent 15 à 30 % des départs (2)… Au-delà des chiffres, il faut relever que les motivations des « exilés fiscaux » sont diverses : outre la fiscalité pour certains, on y retrouve également des raisons liées à la mobilité professionnelle ou tout simplement personnelles. Quant au patrimoine de ces « exilés » qui serait perdu pour l’économie française du fait des départs, il faut là aussi savoir raison garder. De facto, il n’est pas pleinement délocalisé à l’étranger : il en va ainsi du patrimoine immobilier et d’une partie du patrimoine financier lequel, même après « l’exil », demeure pour une part placé dans l’économie française.
En outre, tous les « exilés » n’en sont pas : chaque année, l’administration identifie des « faux-exilés » qui, dans les faits, sont restés en France. Car l’attractivité des services publics est bien réelle ! Enfin, curieusement, il n’existe aucune estimation du nombre d’étrangers qui résident en France, parmi lesquels se trouvent éventuellement d’ex-redevables (ou futurs…) de l’ISF. Une analyse sérieuse de l’ensemble de ces données ne permet pas de conclure à une fuite massive qui plomberait l’économie...
Rétablir un « ISF intelligent », mais aussi réformer la fiscalité
En réalité, les motivations des « anti-ISF » sont essentiellement idéologiques, bien plus que celles des « pro-ISF », et très intéressées : payer moins d’impôt pour accroître sa propre capacité financière, pas seulement pour investir, mais aussi pour transmettre (et ainsi, aggraver les inégalités) et spéculer. Tout cela au mépris des objectifs historiques de la fiscalité : financer l’action publique et réduire les inégalités.
Mais, si vouloir rétablir l’ISF, et si possible un ISF intelligent véritablement redistributif, est légitime, il serait toutefois très insuffisant de s’en tenir à une telle mesure si l’on veut véritablement réformer en profondeur le système fiscal. En effet, il faut alors aussi, entre autres, engager une revue des « niches fiscales » pour déterminer celles qui doivent être supprimées ou réformées, stopper la course de l’impôt sur les sociétés vers le bas et y intégrer une présence numérique, revoir les bases des impôts locaux ou encore intensifier la lutte contre la fraude fiscale. Le débat reste donc ouvert.
(1) Le PFU est un impôt proportionnel de 30 % regroupant l’impôt sur le revenu et la contribution sociale généralisée sur les revenus financiers et les plus-values sur cession de titres.
(2) Calculs issus des données figurant dans le rapport de la DGFiP de 2014 : « Evolution des départs pour l’étranger et des retours en France des contribuables et évolution du nombre de résidents fiscaux ».