Bien que les pouvoirs publics s’en défendent, c’est bien une véritable « révolution » que la gestion publique devrait connaître. Plusieurs chantiers engagés montrent en effet que la gestion publique se modifie en profondeur, posant par là-même des questions sur l’évolution du métier de comptable public, de la séparation ordonnateur/comptable, des missions exercées par les agent-es, etc.

Ces chantiers sont engagés après une longue période de montée en puissance de la dématérialisation, de restructurations au sein de la DGFiP et d’évolutions institutionnelles privilégiant l’intercommunalité et l’échelon régional (avec désormais 13 régions au lieu de 22 avant 2015). Ces chantiers touchent au sens, au périmètre et au rôle de l’action publique. Les voici brièvement exposés...

Développement des SFACT...

Au sein des collectivités territoriales, la mise en place d’un service facturier (SFACT), soit un centre unique de traitement et de paiement des factures, s’inscrit dans la droite ligne des orientations du projet « Action publique 2022 ». Expérimenté dans les commune de Paris et de Lons-le-Saunier en 2017, le SFACT est désormais appelé à s’étendre au sein des collectivités locales.

En elle seule, la nouvelle répartition des rôles entre les services gestionnaires et comptables au sein de la chaîne de la dépense ne devrait pas remettre en cause le principe de séparation entre l’ordonnateur et le comptable. En effet, les services gestionnaires procèdent à l’engagement de la dépense et l’ordonnateur certifie le service fait dans le système d'information budgétaire, comptable et financier de l'établissement. Le SFACT, pour sa part, demeure sous la responsabilité de l'agent comptable, il reçoit ensuite les factures des fournisseurs, constitue les dossiers de liquidation (demandes de paiement) et procède au paiement après avoir exercé ses contrôles de payeur et de caissier.

… des agences comptables…

Le développement annoncé des agences comptables est d’une toute autre ampleur. Ces agences regrouperont en effet des agent-es issu-es d’horizons différents : la DGFiP et la fonction publique territoriale. Outre qu’il « ampute » certaines missions de la DGFiP, ce projet vise à regrouper des missions comptables sous la tutelle « géographique » et fonctionnelle des ordonnateurs. Il s’agit en effet d’une délégation de la fonction assurée actuellement par le comptable public. Dans le projet, il est précisé que la délégation conduira à internaliser la fonction comptable chez l'ordonnateur, sur le modèle des établissements publics nationaux, c'est-à-dire le paiement des dépenses, le recouvrement des recettes et la tenue des comptes. En outre, la collectivité pourra, selon son choix, laisser ou non la mission de recouvrement forcé entre les mains de la DGFiP. Autrement dit, si elle le souhaite, une collectivité territoriale pourra avoir « la main » sur la quasi-totalité des missions touchant aux finances locales. Avant d’engager une nouvelle étape vers l’autonomie fiscale totale ?

Les pouvoirs publics voient dans cette évolution l’opportunité de supprimer des «doublons» et des allers-retours dans la chaîne comptable. Les coûts de l’agence comptable, y compris la rémunération des personnels concernés, seront pris en charge par l’ordonnateur, donc par la collectivité locale. Le comptable nommé à la tête de l’agence pourra être le comptable public déjà en poste, un autre comptable de la DGFiP ou encore un cadre territorial ou hospitalier (pour les établissements publics de santé -EPS-). Bien entendu, la séparation ordonnateur/comptable demeure, du moins officiellement dans un premier temps…

… et du compte financier unique !

Les collectivités territoriales présentent leur arrêté des comptes sous la forme de deux états financiers : le compte administratif, établi par l’ordonnateur, et le compte de gestion, du comptable public. Le passage au compte financier unique (CFU) vise à regrouper ces deux comptes afin d‘avoir une vision globale de la situation budgétaire et patrimoniale d’une collectivité territoriale. Recommandé dans de nombreux rapports publics (ceux de l’inspection générale des finances sur la « Mise en place d’un compte financier unique dans le cadre budgétaire et comptable des collectivités territoriales » d’août 2017 et de la Cour des comptes « La DGFiP, dix ans après la fusion » de juin 2018), il ne s’était pas concrétisé jusqu’alors.

L’article 242 de la loi de finances pour 2019 prévoit l’expérimentation du CFU pour une durée maximale de trois exercices budgétaires à partir de l’exercice 2020. Dés l’exercice 2020, celles qui le veulent pourront donc remplacer leurs deux anciens compte par un CFU. Un rapport sera transmis au parlement en 2022 avant d’éventuelles adaptations et/ou modifications législatives.

Quelles conséquences ?

Ces trois chantiers devraient modifier profondément la gestion publique. La politique des réformes de la gestion publique menée par la DGFiP depuis de nombreuses années va amener à repenser les grands principes de la chaîne des responsabilités en matière de gestion de fonds publics. La réduction des effectifs dans les trésoreries, le développement des services facturiers, la gestion des collectivités et EPS en agences comptables et le compte financier unique sont autant d'ingrédients qui amènent à une gestion en droits constatés. L’introduction de la méthode des droits constatés ne peut être prise isolément : les pays qui l’ont adoptée l’ont fait dans un contexte de réformes plus larges de la gestion du secteur public, consistant notamment à réduire les contrôles sur les ressources, à accroître la flexibilité et à mettre l’accent sur les produits et les résultats. De fait, la comptabilité publique évolue : la comptabilité budgétaire de caisse cède de plus en plus le pas sur la comptabilité d’engagements exprimée en droits constatés qui retrace les créances et les dettes et s’inscrit davantage dans une approche patrimoniale.

Mais cette évolution modifie profondément les responsabilités des acteurs car ce ne sera plus le paiement, donc le comptable, mais l'engagement, la constatation des droits, donc l'ordonnateur, qui sera pleinement responsable. Or, une évolution du régime de responsabilités des gestionnaires publics peut conduire à la confusion des rôles et à la dilution des responsabilités.

Dans cette réforme, dès lors que l'ordonnateur a autorité hiérarchique sur le comptable, qu'il le nomme et qu'il peut mettre fin à ses fonctions quand bon lui semble, comment la neutralité de gestion peut-elle exister ? Comment ce comptable peut-il conserver son indépendance et son autonomie de gestion ? Comment peut-il avec le compte financier unique avoir la maîtrise de toute la chaîne comptable ? La séparation des pouvoirs au sens du décret de 1962 est indispensable pour préserver l'ordre financier public. Or, sans comptable, l'ordonnateur serait en première ligne en tant que responsable de toute dépense.

Rappelons que l’architecture générale actuelle de la gestion publique présente de réelles garanties. L’ordonnateur et le comptable ont ainsi des rôles distincts et complémentaires. L’ordonnateur est un agent d’autorité qui constate les recettes, en arrête le montant, en ordonne le recouvrement, décide de la dépense, la liquide et en ordonne la mise en paiement. Mais il ne manipule jamais l’argent public… Car ceci est le rôle du comptable public, à qui il appartient, sur l’ordre de l’ordonnateur, d’encaisser ou de décaisser l’argent public. Le comptable public est ainsi responsable personnellement et pécuniairement (sur ses deniers propres). Il fait l’objet de contrôles réguliers des Chambres régionales des comptes et de la Cour des comptes. De son côté, la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), qui contrôle les ordonnateurs, n’a pas connu le développement nécessaire au regard des enjeux et de la place croissante occupée par les ordonnateurs. Elle ne peut par exemple pas mettre en cause les ordonnateurs principaux comme les ministres ou les exécutifs locaux.

Certains voient plus loin : emportés par leur élan « réformiste », plusieurs députés ont déposé une proposition de loi le 3 octobre 2018 visant à supprimer la séparation « ordonnateur/comptable » dans les collectivités territoriales. Avec la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), l’évolution de la comptabilité publique et le développement d’une « nouvelle » forme de management public, le rôle de l’ordonnateur s’est accru. Le risque est désormais de mettre le comptable public sous sa coupe et, à terme, d’en finir avec une séparation ordonnateur/comptable qui constitue une garantie dans la gestion de l’argent public.

Nier la fonction du comptable public amènerait à la fin de ce principe fondateur et à faire certifier et contrôler les comptes par un prestataire privé, c’est-à-dire par des commissaires aux comptes (ce qui est déjà en cours d’expérimentation). Et ce, au risque de connaître de nouveaux « Enron » dans la sphère publique : il est en effet difficile lorsqu’on est payé par l’entité qu’on est censé contrôler d’exercer un réel contrôle de manière neutre et indépendante. Or, ce contrôle du juge des comptes présente de réelles garanties : les fautes de gestion sont en effet relevées par les chambres des comptes, grâce à leur jugement des comptes des comptables publics, et au contrôle qu’elles font.

Lors de l’audience solennelle du 17 janvier 2019, le premier Président de la Cour des comptes rappelait d’ailleurs l’utilité de cette dernière dont les travaux « sont indispensables pour assurer le contrôle de la probité, de la régularité et de l’efficacité de l’action publique locale ». Réalisant, sans doute un peu tardivement, l’ampleur du changement en cours, il déplore également le « périmètre trop limité » de la CDBF. Lui emboîtant le pas, le procureur général près la Cour des comptes, Gilles Johannet, déclarait le même jour que « la séparation des fonctions de ce que dans le secteur public on appelle l’ordonnateur, le gestionnaire et le comptable ou encore le contrôleur est une exigence de plus en plus élevée et structurante » après avoir rappelé, tout comme nous l’avons fait, le risque qu’une remise en cause pourrait entraîner (le développement de scandales dans la gestion de l’argent public). Même les magistrats de la rue Cambon et des chambres régionales des comptes s’inquiètent aujourd’hui très ouvertement des conséquences possibles (et probables) de ces évolutions, c’est dire...

Concrètement, pour les agent-es des Finances publiques, tout ou partie des agents de la DGFiP précédemment affectés à la gestion comptable et financière de la collectivité ou de l'EPS concerné pourront par exemple être placés d'office en position de détachement. La mobilité subie voulue par la fonction publique est ainsi « en marche »… Pour les agent-es, les risques personnels et professionnels sont donc nombreux : être détaché contre son gré pour travailler dans une autre entité (éventuellement loin de chez soi), connaître un changement profond du sens et des modalités de ses missions de service public, voir son statut, son métier, sa rémunération, et finalement sa vie, changer… Excusez du peu.

L’argument de la modernisation et de la simplification ne tient plus. C’est bien à une offensive idéologique que nous assistons, non assumée en tant que telle, ce qui est révélateur des véritables orientations imposées à marche forcée.