(Article publié sur le site de l'Association Attac le 27 mai 2021)

Si le débat est nourri sur la dette publique, la politique fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale, il l’est en revanche beaucoup moins en matière de gestion de la dépense publique. C’est regrettable car il s’agit là du pendant naturel des questions touchant aux recettes publiques. Or, la gestion et le contrôle de la dépense publique sont confrontés à des évolutions d’ampleur. L’offensive néolibérale à l’œuvre vise tout bonnement à réduire le rôle le comptable public, à transférer certaines missions à des acteurs privés et à modifier le rôle des juridictions financières. C’est donc peu de dire que la gestion de l’argent public attire des convoitises.

Ce débat feutré, pour ne pas dire réservé aux « initié.es », est actuellement engagé sur la façon dont la puissance publique doit faire évoluer le traitement et le contrôle de la dépense publique. La question est sensible puisqu’il en va de la bonne gestion de l’argent public et de son contrôle afin d’éviter les dérives. Autant le dire, ce débat concerne l’ensemble des citoyen.nes et de leurs élu.es. D’où l’importance d’en cerner les tenants et les aboutissants. C’est l’objet de cette note qui vise d’une part, à clarifier le plus simplement possible les termes d’un débat important bien que technique et d’autre part, à poser des premières pistes pour une gestion et un contrôle de la dépense publique au service de l’intérêt général.

En matière de gestion et de comptabilité publique, le système actuel, basé notamment sur une séparation des rôles respectifs de l’ordonnateur et du comptable (1) a connu récemment des évolutions importantes (2). Il pourrait bien connaître un véritable big-bang qui changerait radicalement la donne en matière de gestion publique (3). Il faut donc que la gestion publique reste… publique !

1/ L’architecture globale de la gestion publique

L’article 53 du décret relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (GBCP) définit ainsi la comptabilité publique : « un système d’organisation de l’information financière permettant : 1/ de saisir, de classer, d’enregistrer et de contrôler les données des opérations budgétaires, comptables et de trésorerie afin d’établir des comptes réguliers et sincères ; 2/ de présenter des états financiers reflétant une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat à la date de clôture de l’exercice ; 3/ de contribuer au calcul du coût des actions ou des services ainsi qu’à l’évaluation de leur performance. » Parler de la comptabilité publique est essentiel : il s’agit de garantir le bon emploi et le contrôle de l’argent public.

Depuis le 19e siècle, les ordonnateurs et les comptables ont des fonctions incompatibles et séparées lors de la phase d’exécution administrative comptable. Depuis l'ordonnance du Roi du 31 mai 1838 jusqu’au décret du 7 novembre 2012, connu sous l’acronyme GBCP (gestion budgétaire et comptable publique), les textes ont tous prévu une séparation entre ceux qui ordonnent une opération comptable (les ordonnateurs) et ceux qui manient l’argent public (les comptables publics). Cette règle de séparation permet d’éviter les conflits d’intérêt, elle découle du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.

Rappelons que l’ordonnateur est un agent d’autorité qui constate les recettes, en arrête le montant, en ordonne le recouvrement, engage la dépense, la liquide et en ordonne la mise en paiement, en application des décisions de l’organe délibérant (conseil municipal, syndical, etc). Mais il ne manipule jamais l’argent public… Ceci est le rôle du comptable public à qui il appartient, sur l’ordre de l’ordonnateur, d’encaisser (procéder au recouvrement) ou de décaisser (effectuer une dépense) l’argent public. L'article 13 du décret GBCP définit ainsi les comptables publics comme « des agents de droit public [ayant] la charge exclusive de manier les fonds et de tenir les comptes des [administrations publiques] ». La mission est sensible : au reste, le comptable public est responsable pécuniairement (sur ses deniers propres) et personnellement -par exemple en cas de concussion (1)-, c’est ce que l’on nomme la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable. La « séparation ordonnateur/comptable » permet d’éviter le mélange des genres dans la gestion et le maniement de l’argent public.

Cette organisation vise à éviter les risques de fraude. Concrètement, le comptable doit suspendre le paiement d’une dépense en cas de manque de trésorerie ou peut rejeter la dépense en fonction des résultats du contrôle exercé. Il informe l’ordonnateur de son rejet. Dans certains cas, l'ordonnateur peut réquisitionner le comptable, lorsque celui-ci a rejeté le paiement d'une dépense à la suite d’un mandat émis par la collectivité locale, sauf en cas de dépassement des crédits votés par l’organe délibérant. La réquisition transfère la responsabilité de la régularité du paiement sur l'ordonnateur. Le comptable procède alors à la dépense sans engager sa responsabilité.

Ces deux acteurs font l’objet de contrôles. Celui du comptable public est assuré par les juridictions financières (Chambres Régionales des Comptes et Cour des Comptes). Le Procureur général près la Cour des comptes l’explique ainsi : « La Cour, lorsqu’elle reconnaît la responsabilité du comptable, consacre sa place au sein des organismes publics et son indépendance par rapport non seulement à l’ordonnateur, mais aussi par rapport au ministre des finances (...) ce faisant, elle protège également le gestionnaire contre les tentations, par construction permanente, de méconnaissance des règles. L’obligation de produire certaines pièces à l’appui des paiements contribue à la sécurité de l’ensemble de la chaîne de la dépense publique. (…) la séparation des fonctions de ce que dans le secteur public on appelle l’ordonnateur, le gestionnaire et le comptable ou encore le contrôleur est une exigence de plus en plus élevée et structurante (2) ». De son côté, la Cour de Discipline Budgétaire et Financière (CDBF) contrôle les ordonnateurs. Mais elle n’a pas connu le développement nécessaire au regard des enjeux et de la place croissante occupée par les ordonnateurs dans la gestion publique (voir ci-après). En outre, elle ne peut pas mettre en cause les ordonnateurs principaux comme les ministres ou les exécutifs locaux. Son activité est donc faible...

2/ Des changements récents substantiels

Le début du 21ème siècle a été marqué par de nombreuses évolutions dans la gestion publique. Le rôle de l’ordonnateur a évolué et s’est accru, notamment avec la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), le nouveau management public, la plus grande autonomie accordée aux gestionnaires ou encore la recherche d’une plus grande rapidité découlant de l’objectif de performance des politiques publiques. La comptabilité publique a évolué, avec le passage en « comptabilisation en droits constatés », l’harmonisation des normes comptables et la certification des comptes. Tout ceci a contribué à faire évoluer la production des comptes publics et le rôle de la Cour des Comptes. L’outil numérique vient lui aussi modifier la façon de travailler.

Dans l’organisation concrète, des changements sont intervenus dans le traitement de la chaîne de la dépense. Il en va ainsi avec, par exemple, la mise en place de « services facturiers » (SFACT) comprenant des agents de l’établissement public (du côté de l’ordonnateur) et des agents des Finances publiques sous la tutelle du comptable public. Les SFACT constituent, de fait, un rapprochement entre les missions assurées d’une part, par l’ordonnateur et d’autre part, par le comptable public. Il en va également du regroupement en un Compte Financier Unique du compte administratif, établi par l’ordonnateur, et du compte de gestion du comptable public (le CFU, censé permettre d’avoir une vision globale de la situation budgétaire et patrimoniale d’une collectivité territoriale (3)). Enfin, le projet de créer des « agences comptables » au sein des collectivités locales, bien que suspendu, n’est pas retiré pour autant. Le risque ? Que le comptable public, dépendant d’agents de la collectivité pour effectuer sa mission, soit de fait sous la tutelle de l’ordonnateur, ce qui affecterait son rôle de contrôle de la dépense publique locale et aggraverait le risque de dérives financières...

3/ Vers un big bang de la « gestion publique » à la sauce néolibérale ?

Des évolutions engagées dans les missions…

Les évolutions rappelés ci-dessus interrogent l’organisation de la gestion publique. Mais celles envisagées la dynamiterait… Historiquement, le rôle du comptable public est de contrôler la régularité des opérations de dépenses et de recettes et de manier l’argent public. Avec l’entrée en vigueur de la LOLF, le comptable public joue un rôle majeur dans la tenue des comptabilités publiques et la qualité de l’information financière. Il peut « fournir personnellement une aide technique aux collectivités territoriales». Les textes applicables « précisent de manière non exhaustive les prestations pour lesquelles les comptables du Trésor peuvent intervenir, en dehors des prestations obligatoires inhérentes à leurs fonctions de comptable assignataire, en matière budgétaire, économique, financière, fiscale et comptable» (4).

Une réforme engagée depuis 2019 au sein de la Direction générale des Finances publiques vise à séparer la fonction de conseil de celle de comptable. Les nouveaux « conseilleurs aux décideurs locaux » travailleront avec et pour les élus locaux. Mais ils n’auront pas la qualité de comptable, celle-ci étant réservée à ceux qui ne devront désormais se charger que du maniement de l’argent public et de la qualité comptable. Avec cette séparation des tâches, le risque, à terme, est que la fonction de conseil évolue et qu’elle ne soit plus assurée par des agents des Finances publiques (qui connaissent les missions de leurs collègues comptables) et qu’elle soit ainsi destinée à servir les approches des élus locaux. Ce qui pourrait générer des problèmes de compétences, le conseil pouvant aussi porter sur des enjeux comptables.

On peut ajouter à cela que, dans le cadre des dispositions de la loi d’août 2019 sur la transformation de la Fonction publique, les conseilleurs pourraient à l'avenir ne plus être des fonctionnaires mais simplement des contractuel.les placé.es sous la coupe des élus-ordonnateurs. Cette réforme vise à supprimer de nombreuses trésoreries dites de proximité. Leurs missions comptables seront assurées par des « services de gestion comptable » bien moins nombreux, donc plus éloignés des collectivités locales, notamment des plus petites dont les besoins sont plus importants. Par ailleurs, citons ici pour mention que la question de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la gestion publique est posée. Certains peuvent y voir l’opportunité de lui confier l’ensemble des contrôles assurés actuellement par le comptable public. Une raison de plus de fixer un cadre clair offrant de réelles garanties aux citoyen.nes dans l’utilisation et le contrôle de l’argent public.

…qui préparent un big-bang.

Au-delà de ces réorganisations, se posent désormais des questions sur le sens même de la gestion de l’argent public. En 2018, le rapport du « comité action publique 2022 » lançait le débat en proposant une refonte de la gestion publique passant par un allègement des contrôles et « la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables au profit de dispositifs de contrôles et d’audits internes mais aussi par la responsabilité financière des ordonnateurs » dans certains cas, des comptes insincères par exemple (5). Certains parlementaires se sont rapidement engouffrés dans ce débat en proposant la suppression pure et simple de la séparation ordonnateur/comptable pour les collectivités locales. Dans leur proposition de loi, on peut ainsi lire qu’avec une telle suppression, le travail du comptable « se rapprocherait de celui d’un commissaire aux comptes» . Bien que non adoptée, cette proposition de loi montre que nombre d’élus locaux voudraient tout à la fois décider d’une dépense et manier l’argent public.

Un récent rapport veut redéfinir le cadre régissant la responsabilité et le rôle des gestionnaires publics (7). Selon ses auteur.es, « le régime (...) n'encourage ni la performance du comptable public ni celle de l'ordonnateur». Ils dénoncent l’absence de responsabilité financière effective des gestionnaires publics, en témoigne le faible rôle de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) ou de la Cour des comptes en matière de « gestion de fait ». Il en découlerait un sentiment général d’impunité. Les auteur.es sont également très critiques sur la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics. La responsabilité pécuniaire s’appuie sur la notion de préjudice financier que la jurisprudence aurait du mal à cerner, sachant que le ministre peut accorder une remise gracieuse du débet (8) prononcé à l’encontre du comptable. Pour les auteur.es du rapport, le système actuel est complexe et peu efficace. Ils prônent un régime unifié de responsabilité des ordonnateurs et des comptables. Ceci implique de revoir les sanctions, les procédures et le rôle des institutions chargées du contrôle. Ils rappellent que "les leviers traditionnels de la responsabilité managériale semblent insuffisamment mobilisés dans le secteur public", et proposent "une part variable dans les rémunérations dont une fraction pourrait dépendre d'indicateurs financiers et budgétaires". L’une des pistes passerait par le management alors que celui-ci est critiqué en raison de la division qu’il crée entre les agent.es publics et de la pression exercée dans un contexte de baisse de moyens…

Ce rapport sur la réforme de la gestion publique suscite des réactions inattendues. Peu habituée à ce type d’exercice, la Cour des Comptes a répondu publiquement aux conclusions de ce rapport dans un communiqué du 18 décembre 2020 (9). Elle rappelle que la gestion publique doit respecter trois principes : un contrôle indépendant et démocratique des finances publiques, assuré par la Cour et les Chambres Régionales et Territoriales des Comptes, le maintien de la séparation des ordonnateurs et des comptables (« qui présente un réel intérêt dans toute organisation privée ou publique maniant des fonds et des valeurs, et souhaitant en assurer la sécurité ») et une responsabilité financière clairement identifiée (avec « un renforcement de la responsabilité des gestionnaires publics et un accroissement de leur marge de manœuvre »). La Cour a compris que son statut de juridiction financière et de son rôle en matière de finances publiques était questionné. Le ministère chargé des comptes publics a certes affirmé que la séparation « ordonnateur/comptable » serait maintenue (10). Mais il confirme sa volonté de donner plus d’autonomie aux décideurs locaux, de ne plus mener des contrôles a priori et de parier sur la dimension managériale pour améliorer la gestion publique.

En réalité, l’approche néolibérale de la gestion de la dépense publique prend progressivement forme. Pour cette école de pensée, qui veut aller plus loin que les auteur.es du rapport sur les gestionnaires publics, la « gestion publique » doit s’organiser ainsi : un compte financier unique, la suppression de la séparation « ordonnateur/comptable », la suppression du comptable public d’État en tant que tel, l’instauration d’une agence comptable locale (municipale, départementale ou régionale) sur laquelle l’élu.e local.e aurait la main et une certification des comptes établie par un commissaire aux comptes issu du secteur privé (11). Et ce, sans que les élus locaux soient justiciables de la Cour de Discipline Budgétaire et Financière…

L’organisation actuelle est donc profondément remise en cause. Or, elle présente de réelles garanties. Si à l’avenir, les fonctions de vérification et de contrôle sont assurées par des acteurs privés ou des acteurs publics dépossédés de tout pouvoir de sanctionner, la déresponsabilisation deviendra la règle et le risque de dérives financières dans l’emploi de l’argent public s’en trouvera fortement accru. En effet, contrairement aux fonctionnaires, dont le rôle est de servir l’intérêt général, l’intervention de prestataires privés transformerait le sens même de la gestion publique. Le contrôle en sortirait affaibli puisque la relation « client/fournisseur » s’imposerait : l’acteur privé verrait sa rémunération dépendre de celui qu’il contrôle. Le risque serait grand de voir se développer des affaires de type « Enron » (des fraudes financières) au sein de la sphère publique et des dérives dans la gestion de l’argent public. Et ce, bien au-delà de ce que l’on peut déjà constater dans certaines « affaires » et dans les rapports publics des juridictions financières.

Conclusion : la gestion publique doit rester publique !

C’est bien à une offensive sans précédent que la gestion de l’argent public fait face. Il faut éviter cela : l’architecture de la gestion de la dépense publique reposant sur la « séparation ordonnateur/comptable » et le rôle des juridictions financières doivent être confortés et consolidés. Il est impératif d’organiser des responsabilités claires pour l’ordonnateur et le comptable en maintenant la séparation des deux fonctions. Et ce dans le respect de l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (« La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ») qui fonde la légitimité des contrôles financiers publics juridictionnels, administratif et politique.

Ceci suppose notamment un partage précis des rôles et des responsabilités dans l’élaboration du compte financier unique et de confier la certification des comptes des collectivités locales aux juridictions financières et aux services de la Direction Générale des Finances Publiques. Le rôle des juridictions financières doit être préservé pour permettre de relever les fautes de gestion et de contrôler les comptables publics. Enfin, pour tenir compte de l’évolution du rôle de l’ordonnateur, il faut renforcer le rôle de la Cour de discipline budgétaire et financière, en rendant possible la responsabilité de l’ordonnateur principal. Avec un tel cadre, le débat sur la responsabilité des comptables publics, souvent très technique, serait apaisé.

Globalement, il faut éviter toute forme de privatisation des missions et de confusion dans les rôles des acteurs de la gestion publique. Prévoir un contrôle adapté assuré par l’action publique pour garantir le bon emploi de l’argent public s’impose également. Loin d’être un débat technique et administratif, le débat sur la « gestion publique » est donc éminemment politique et citoyen.

 

(1) Infraction commise par un représentant de l'autorité publique ou une personne chargée d'une mission de service public qui, sciemment, reçoit, exige ou ordonne de percevoir une somme qui n'est pas due.
(2) Allocution du Procureur général près la Cour des comptes lors de l’audience solennelle de rentrée du 17 janvier 2019.
(3) Dont l’expérimentation débutera à partir de l'exercice 2021 et se poursuivra jusqu'en 2023.
(4) Réponse du Ministre du Budget du 28 février 2013 à la question du sénateur George Labazée sur le site du Sénat.
(5) Rapport du comité action publique 2022, Service public, se réinventer pour mieux servir.
(6) Proposition de loi n°1279 du 3 octobre 2018.
(7) Jean Bassères et Muriel Pacaud, Responsabilité des gestionnaires publics, juillet 2020.
(8) La mise en débet est la mise en œuvre par les juridictions financières de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public.
(9) « Responsabilité des gestionnaires publics : la Cour des comptes appelle au respect de trois grands principes », communiqué de la Cour des comptes du 18 décembre 2020.
(10) Propos d’Olivier Dussopt dans « Acteurs publics » du 22 mars 2021.
(11) Des commissaires aux comptes réaliseront des certifications préparatoires sur les exercices 2020, 2021 et 2022.