Monsieur le président de la formation spécialisée du comité social d’administration ministériel,
Dans le champ du dialogue social, la formation spécialisée occupe une place singulière, chargée de piloter et coordonner la politique de santé, sécurité et conditions de travail. Cette politique, et plus encore, son application, ne sont pas neutres : elles incarnent et amplifient l’ambiance nocive de travail que l’administration impose à celles et ceux qui font vivre les services. Cette politique s’inscrit dans une privatisation rampante du champ public, engagée depuis plus de quarante ans, dont nous vivons aujourd’hui l’apothéose. Sous couvert de modernisation, la mise en concurrence, la rentabilité et l’individualisation ont reconfiguré en profondeur l’organisation du travail, dessaisissant l’employeur public de ses responsabilités et réduisant le dialogue social à une multitude d’instances qui n’infléchissent jamais les choix pris. Cette politique, qui devrait être protectrice et se voudrait bienveillante, préfère la promotion d’un type de rapport au travail individualisé et cède la place à la conflictualité, à la souffrance, aux atteintes à la santé.
Les discours produits par l’administration abondent : on y célèbre l’écoute, l’attention portée aux agents, la volonté d’accompagnement. Dans les faits, la politique ministérielle de santé et sécurité au travail n’est plus qu’un habillage procédural. On empile les indicateurs, on multiplie les bilans, mais sans jamais interroger ce qui fait réellement souffrance. Le travail réel, avec ses tensions et ses contradictions, est évacué. Les effets délétères de l’organisation du travail sur la santé ne sont plus questionnés. Tout est renvoyé à la personne, suspectée d’être trop fragile ou mal adaptée. Le conflit n’est plus dans le travail, il est placé dans l’individu. Et ce déplacement n’a rien d’anodin : il invisibilise les causes pour mieux neutraliser les responsabilités. Il est toujours plus commode de faire peser la responsabilité sur l’agent, de l’accuser de ses limites, plutôt que de reconnaître les manquements structurels de l’administration. Cette inversion dissimule l’essentiel : la souffrance ne naît pas d’un défaut individuel, mais de ce qu’on fait subir au travail.
L’administration, prise dans une loyauté verticale envers les gouvernements successifs, assume un double discours : elle prône la bienveillance tout en déployant les politiques d’austérité qui désorganisent les services et épuisent les agents. Aux encadrants, on demande à la fois de préserver la santé des collègues et de mettre en œuvre les réformes qui la détruisent. Ces contradictions ajoutent une perte de sens au travail à des conditions de travail qui ne cessent de se dégrader. C’est ainsi qu’on scie la branche sur laquelle on est assis. Et, au fond, permettez-nous une pensée compatissante : il ne doit pas être facile, chaque matin, de se regarder dans la glace en portant, au nom de l’État, des politiques que l’on sait toxiques pour celles et ceux qu’on prétend protéger. Même avec la meilleure volonté, comment prétendre bâtir une politique de santé au travail en refusant d’assumer les responsabilités structurelles de l’employeur ? Pris dans une suite de décisions qui disloquent les collectifs et épuisent les agents, l’administration n’a trouvé d’autre parade que de renvoyer chacun à ses propres ressources. À l’agent de prévenir, de compenser, de s’ajuster. Cette logique culmine aujourd’hui dans un discours hygiéniste, où la santé devient affaire individuelle : si l’on souffre, c’est qu’on ne mange pas bien, qu’on ne médite pas assez, qu’on ne gère pas son stress. L’administration relaie cette image de l’individu idéal — autonome, performant, équilibré — censé affronter sans faillir des conditions de travail qu’elle refuse de transformer. Cette injonction à la maîtrise de soi masque en réalité un abandon : celui de toute responsabilité collective face à un cadre de travail devenu pathogène.
Dans ce paysage, la prévention se résume à une vigilance entre pairs. On attend des collègues qu’ils absorbent les tensions, qu’ils fassent tampon entre l’absurdité des réorganisations et leurs effets délétères. Comment le pourraient-ils, quand les collectifs sont brisés, les repères effacés, et la pression permanente à produire plus avec moins ? Derrière le vernis du travail en équipe, c’est la concurrence qui règne — entre agents, services, statuts. Et les réformes récentes n’ont fait qu’aggraver cette dislocation. La loi de transformation de la fonction publique a démantelé toute logique de mobilité collective au profit d’une sélection prétendument fondée sur le mérite. L’ancienneté seul critère purement objectif a été balayée, les garanties statutaires affaiblies, et l’arbitraire managérial érigé en système. Celui qui avance c’est celui qui se vend le mieux. Finie la fonction publique de carrière, place à une gestion par l’emploi, où les agents sont jetables et seuls face à un marché du travail public dérégulé.
Cette logique transforme en profondeur les relations entre collègues. La fragmentation statutaire —titulaires, contractuels, vacataires — a miné toute possibilité de communauté professionnelle. Les intérêts divergent, les solidarités s’effacent, et les conflits se lattéralisent. La figure du fonctionnaire-citoyen, porteur d’un projet collectif et de l’intérêt général, s’efface au profit d’un fonctionnaire-VRP, sommé de se vendre, de performer, de faire ses preuves en permanence. Et demain ? Faudra-t-il devenir fonctionnaire-autoentrepreneur, acheter son propre matériel, financer sa propre protection sociale, porter seul les risques d’un service public désengagé ? Ce basculement n’est pas une fiction : il est déjà à l’œuvre. Le discours du pseudo-mérite, qui s’apparente plus à la capacité « d’obéir aveuglément », isole, culpabilise, délite les collectifs. Il érige la réussite individuelle en norme, et fait de l’échec une faute personnelle. Là où le service public reposait sur l’interdépendance des métiers, il ne reste que des trajectoires solitaires, des évaluations permanentes, et des encadrants réduits au rôle de courroie de transmission.
La logique individualisante irrigue désormais l’ensemble de la politique SSCT. Aux agents de repérer les risques, de signaler, de gérer seuls douleurs, stress, émotions. À l’administration de proximité de répondre, d’arbitrer — mais avec quels moyens, quelle formation, quel temps, quelle volonté ? Pendant ce temps, les véritables acteurs de la prévention — médecins du travail, assistants de prévention et inspecteurs en santé et sécurité— sont en sous-nombre, surmobilisés, souvent isolés. Solidaires Finances alerte sur une rupture imminente du réseau de médecine de prévention, miné par une désertification croissante. Malgré les discours ministériels sur l’attractivité, les conditions proposées ne rivalisent pas avec le privé. Les départs s’accélèrent, les recrutements stagnent, et les rustines — mutualisations, continuités de service — ne suffisent pas. La couverture médicale est inégale, les besoins augmentent, les réponses se réduisent. Cette situation n’a rien d’un aléa : elle révèle une absence d’investissement stratégique et un désintérêt structurel pour la prévention.
Dans la droite ligne des logiques libérales, la politique ministérielle en santé, sécurité et conditions de travail s’aligne sur l’externalisation généralisée. La passation de marchés publics pour les formations locales, sous couvert de « rationalisation », a surtout standardisé les contenus, verrouillé les choix locaux et dessaisi les acteurs de terrain de toute autonomie. Les formations spécialisées sont enfermées dans un marché unique, sans possibilité d’adapter les interventions à leurs réalités. Et comme aucun opérateur ne peut couvrir seul un périmètre national aussi vaste, la sous-traitance devient la règle, souvent au profit d’intervenants précaires, autoentrepreneurs. La prévention devient une prestation impersonnelle, déconnectée, rationnée. Et une fois encore, ce n’est pas le besoin qui détermine l’action, mais le marché qui fixe ses limites. Ainsi, alors que cette formation spécialisée devrait être un lieu de pilotage stratégique, elle devient trop souvent le théâtre d’un renoncement silencieux. Tout se passe comme si l’administration préférait aménager les ruines plutôt que prévenir l’effondrement : on gère la souffrance comme un stock, on aligne des guides quand il faudrait du sens. La stratégie est devenue un exercice de style, la prévention une ligne dans un tableur, et la parole des agents un bruit de fond qu’on filtre comme une anomalie. L’humanité et plus encore l’humanisme disparaît au profit d’indicateurs et de statistiques censés remonter une information objective. Pourtant quand on parle de conditions de travail on devrait être bien plus dans le ressenti humain que dans les chiffres. Ce qui manque, ce ne sont ni les outils ni la bonne volonté — c’est une politique. Une politique qui nomme les causes, affronte les rapports de force, et redonne prise aux collectifs. Tant que la santé au travail restera un appendice du management, Solidaires Finances rappellera qu’on ne soigne pas les agents, on transforme ce qui les abîme.