L’article 41 du projet de loi de finances pour 2022 autorise le gouvernement à supprimer par ordonnance la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics (RPP) au profit d’un régime de responsabilité unifiée des gestionnaires publics, ordonnateurs et comptables. Tout en réaffirmant expressément l’importance du principe cardinal de séparation des ordonnateurs et des comptables, c’est à une conception étriquée du principe de séparation que le gouvernement entend aboutir, exclusivement fonctionnelle, très éloignée de la conception démocratique du principe de séparation qui prévaut depuis la révolution française. Étape supplémentaire de l’assimilation idéologique de la gestion publique à la gestion privée réclamée par les néolibéraux.
Derrière la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire, c’est bien le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables qui est menacé ! Décryptage...
La genèse
Rétrospectivement, le quinquennat d’Emmanuel Macron aura essentiellement consisté, en matière d’action publique, à mettre en œuvre les préconisations d’un rapport aujourd’hui un peu oublié, CAP 2022, Service Public, se réinventer pour mieux servir, conduisant à proposer un démantèlement systématique des règles et principes du service public. Dans sa deuxième partie funestement intitulée, changer de modèle, il est ainsi indiqué : « L’allègement des contrôles passe par la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, au profit de dispositifs de contrôle et d’audit internes ». A nouveau évoquée dans les conclusions du Comité interministériel de la transformation publique du 29 octobre 2018, la suppression de la RPP constitue la principale proposition du rapport Bassères rendu public en décembre 2020.
Le principe de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public
Destinée à assurer la rigueur et la diligence du comptable dans sa mission de gestion de l’argent public, la RPP signifie que les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables du recouvrement des recettes, du paiement des dépenses et de la conservation des fonds et valeurs qui leur sont confiés. La RPP les conduit donc à devoir rembourser sur leurs deniers personnels les dépenses irrégulières et les recettes non recouvrées et ce, indépendamment des circonstances. Il s’agit donc d’une responsabilité objective, mise en œuvre indépendamment de toute faute du comptable. Sa rigueur est toutefois en partie atténuée par la possibilité de demander une décharge de responsabilité ou une remise gracieuse au ministre, le reste à charge pouvant être éventuellement supporté par une assurance volontairement souscrite par le comptable.
La remise en cause de la responsabilité personnelle et pécuniaire
La logique réparatrice initiale de la RPP, conduisant à prononcer des débets à hauteur du montant des opérations irrégulières, peut aboutir à mettre des sommes astronomiques à la charge d'agents publics dans l'incapacité de les rembourser, impliquant nécessairement la remise gracieuse du ministre (jusqu'à plusieurs centaines de millions d'euros même si ceci demeure exceptionnel).
D'une manière plus générale ,la mise en œuvre de la responsabilité du comptable ne tient pas suffisamment compte de l'incidence de l'irrégularité sur la situation financière de la personne publique. Certaines irrégularités formelles sont en effet dépourvues de conséquences pratiques pour la collectivité. Une réforme intervenue en 2011 distinguait pourtant entre les manquements ayant conduit à un préjudice financier et les autres. Mais le juge des comptes ayant adopté une conception extensive du préjudice financier a vidé de sa substance cette réforme en considérant que certaines irrégularités formelles sont, par elles-mêmes, constitutives d’un préjudice. Dans le même sens, le juge des comptes ignore les circonstances objectives de l'exercice de la mission (absence d'effectif suffisant, consignes de la hiérarchie...) qui expliquent le plus souvent l'insuffisance des contrôles ou des poursuites opérés. Responsable, le comptable ne dispose pas toujours des moyens nécessaires à l'accomplissement de sa mission... A cela il faut ajouter que les mécanismes mis en œuvre par l'administration pour réduire l'étendue des contrôles ne sont pas pris en compte par le juge. C'est seulement au stade de la remise gracieuse que le ministre considére que le contrôle hiérarchise de la dépense (CHD) la justifie. Enfin la très grande majorité des manquements constatés en matière de dépense résulte d'erreurs ou de fautes délibérées de l’ordonnateur non détectées par le comptable.
En matière de recouvrement, la crainte de la mise en jeu de la responsabilité conduit les comptables et leurs équipes à consacrer beaucoup de temps à des poursuites sur des créances manifestement compromises pour justifier de leur irrecouvrabilité et ainsi échapper à une mise en cause, au détriment d'autres actions...
Ces critiques sont toutes recevables. Les défauts dénoncés résultent toutefois plus de la manière dont le juge a interprété les conséquences de la responsabilité personnelle et pécuniaire que du principe lui-même. Dénoncer ses limites ne conduit pas à méconnaître l’intérêt de la RPP. Si une réforme est souhaitable, sa suppression pure et simple constitue un risque majeur pour la gestion de l’argent public.
Ne pas jeter la responsabilité personnelle et pécuniaire avec l’eau du bain
La responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable est une garantie de l’effectivité des contrôles opérés en matière de dépense et des efforts consentis pour recouvrer les recettes publiques. Elle assoit l’autorité du comptable à l’égard de ses interlocuteurs et le fonde à refuser d’exécuter une dépense irrégulière voulue par l’ordonnateur. La suppression de la RPP fragilise donc grandement la régularité de la dépense publique. C’est la raison pour laquelle Didier Migaud, Président de la Cour des comptes, soulignait en 2018 la nécessité de maintenir cette garantie.
La substitution d’un régime répressif à la responsabilité objective
La responsabilité objective du comptable disparaît, y compris celle de caissier, au profit d’un système répressif visant à sanctionner les fautes graves ayant entraîné un préjudice significatif pour la collectivité. Les comptables comme les ordonnateurs encourront une amende calculée en fonction de la rémunération de l’agent·e concerné·e, plafonnée à six mois de rémunération. Une peine complémentaire d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions d’ordonnateur ou de comptable pourra être prononcée. En plus du mécanisme répressif qui ne devrait être qu’exceptionnellement actionné, le comptable relèverait d’une responsabilité managériale, entendez la carotte et le bâton, avec une part variable de rémunération qui varierait en fonction d’indicateurs à définir. C’est la concrétisation de la vision néolibérale du fonctionnaire: un laquais au service du pouvoir politique destiné à mettre servilement en œuvre ses injonctions...
Comptables et ordonnateurs seront par ailleurs désormais justiciables de la Cour des comptes. La Cour de discipline budgétaire et financière disparaît en effet.
La responsabilisation des ordonnateurs qui est une nécessité aurait pu passer par l’édiction d’un régime propre qui soit véritablement effectif. Le maintien de l’exclusion des élus (élus locaux et ministres) de la responsabilité de gestionnaire constitue toujours une anomalie. Elle fait des responsables administratifs ordonnateurs d’opportuns fusibles.
Le démantèlement accéléré du statut de comptable public
La suppression de la RPP accentue la banalisation du statut de comptable public qui perd rapidement l’ensemble de ses spécificités pour devenir un chef de service. La RPP garantissait au comptable public sinon une indépendance, du moins une confortable autonomie à l’égard des directions locales. Sa disparition sonne le glas de la liberté des comptables. Le statut de comptable public est par ailleurs affecté par la fin d’un régime indemnitaire spécifique. Celui lié à l’exercice de la fonction de conseil dans le secteur public local a d’ores et déjà disparu. La suppression de la RPP annonce la future remise en cause du régime indemnitaire de l’ensemble des comptables justifié par le risque de mise en cause de la responsabilité pécuniaire.
L’affaiblissement de la séparation des ordonnateurs et des comptables
L’uniformisation du régime de responsabilité de gestionnaire public, désormais commun aux comptables comme aux ordonnateurs, préfigure l’effacement de la séparation organique entre le comptable et l’ordonnateur. Le principe de séparation, réduit à une simple distinction fonctionnelle, augure mal du maintien des comptables publics au sein de la DGFIP. S’ils relèvent du même régime que celui des ordonnateurs, il n’y a plus de raison qu’ils ne soient pas plus massivement recrutés parmi les personnels de l’ordonnateur.
L’expérience des comptables salariés dans les agences comptables, qui dépendent hiérarchiquement de l’ordonnateur, souligne pourtant combien l’indépendance organique et hiérarchique du comptable public à l’égard de l’ordonnateur est, avec la RPP, la garantie la plus fondamentale de l’intégrité des deniers publics.
Assujetti à une dépendance hiérarchique, amplifiée par la responsabilité managériale, dépourvu de la garantie d’autorité que lui conférait la RPP, le comptable ne sera plus que l’exécutant de l’ordonnateur.
Dès lors la séparation de l’ordonnateur et du comptable pourrait se limiter à une simple différence d’habilitation informatique entre l’agent·e qui exerce la fonction d’ordonnateur et celui ou celle qui exerce la fonction de comptable.
S’il est maintenu, le principe de séparation sera ainsi vidé de sa substance. Et il ne sera techniquement même pas nécessaire de le faire formellement disparaître, le but poursuivi étant atteint… Avec la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public, le mouvement de banalisation de la dépense publique s’accentue...