Des principes fondateurs fragilisés
Historiquement, le système fiscal français poursuit trois objectifs : financer l’action publique, réduire les inégalités et soutenir ou favoriser des comportements vertueux (économiques, sociaux, environnementaux). Partie intégrante du bloc de constitutionnalité, la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen définit, dans ses articles 13 et 14, les notions de capacité contributive et de consentement à l’impôt.
Les évolutions et les révolutions technologiques et numériques ne rendent pas ces objectifs obsolètes. Au contraire, dans un contexte de crise démocratique et d’affaiblissement du consentement à l’impôt, d’intense concurrence fiscale et sociale, de mondialisation et de besoins sociaux et environnementaux importants, il est impératif de les réhabiliter.
Depuis la crise de 2008, les difficultés sociales et économiques, la succession d’affaires révélant les pratiques d’optimisation fiscale agressive et de fraude fiscale et les défis environnementaux ont replacé la fiscalité au cœur des préoccupations. Plus globalement, c’est l’évolution, pour ne pas dire la redéfinition, d’un certain « modèle social » qui est en jeu. Ceci implique d’adapter le système fiscal aux enjeux sociaux, environnementaux et économiques de la période.
La plupart des États participent de l’aggravation de la concurrence fiscale, ils en sont également les victimes puisque, faute de modernisation du système fiscal, leurs bases imposables se contractent par le haut (avec l’optimisation et la fraude fiscales internationales) et par le bas (avec le développement de l’économie souterraine).
Par conséquent, les agents économiques aux activités « traditionnelles » localisables supportent une charge fiscale qu’ils jugent trop lourde, au risque même de rejeter le principe de l’impôt, plutôt que de le réhabiliter et de peser pour sa nécessaire réforme.
Dans ce contexte, les défis posés par la numérisation de l’économie sont immenses. Nous reviendrons sur l’ampleur des défis pour aborder les solutions possibles, respectueuses des principes fondamentaux, et toujours modernes, du système fiscal.
Un problème de principe, de justice fiscale et d’efficacité économique
L’internationalisation de l’activité économique et des chaînes de valeur, la mobilité des opérations et des actifs, la numérisation de l’économie, les failles législatives du droit fiscal et la concurrence fiscale ont des incidences fiscales majeures. Il devient en effet extrêmement difficile, voire parfois impossible, d’évaluer, de tracer et de localiser les profits des entreprises multinationales.
Si les questions autour de la taxation des « GAFA et assimilés » est publiquement posée (voir notre communiqué), le problème est en réalité plus préoccupant puisque l’évolution touche la plupart des secteurs d’activités.
Le numérique favorise la mobilité des sources de création de valeurs (par les serveurs, les ressources informatiques, la collecte et la gestion de données, la création et la mobilité des actifs incorporels, etc), outre qu’il modifie parfois en profondeur l'organisation du travail (par la montée en puissance des plateformes par exemple). Il déplace ainsi les bases imposables, parfois très artificiellement, avec la complicité de certains États qui, dans leurs conventions fiscales et/ou leurs rescrits passés entre les États et certaines entreprises, favorisent largement l’érosion des bases et des profits imposables…
Dans ce contexte, les bases imposables à l’impôt sur les sociétés (IS) ont une fâcheuse tendance à se contracter. A tel point que c’est au fond le droit des États d’imposer qui est en question. De facto, les recettes de l’IS (déjà fortement réduites sous l’impact des baisses de taux et des dispositions dérogatoires nommées « niches fiscales ») sont loin d’être aussi importantes qu’elles devraient si le principe régulièrement édicté par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à savoir imposer la richesse là où elle est créée, était respecté.
A titre d’exemple, si l’on s’en tient aux multinationales les plus connues, le député européen Paul Tang a estimé que Google n’est réellement imposé en Europe qu’à hauteur de 0,36 à 0,82 % et que Facebook ne le serait qu’entre 0,03 et 0,1 %. Les pays de l’Union auraient ainsi perdu de 5,1 à 5,4 milliards d’euros de recettes fiscales (741 millions pour la France) sur la période 2013-2015.
Concrètement, ce manque à gagner se traduit par un report de la charge fiscale sur les agents économiques (les ménages et les autres entreprises, notamment les PME). Il crée ainsi un accroissement de l’injustice fiscale et, corrélativement, un affaiblissement du consentement à l’impôt. Il y a donc plus qu’urgence à agir…
Pour mémoire, n’omettons pas le cas de la TVA qui évolue progressivement au sein de l’Union européenne. Le nouveau régime devrait être appliqué en 2021 via un guichet unique.
Les solutions actuellement sur la table
Face à la numérisation de l’économie, l’IS s’avère largement dépassé : la notion d’établissement stable, qui renvoie à des critères de présence « physique », est inadapté au numérique. En l’état, le droit fiscal permet à des firmes d’exercer à distance, via le numérique, une activité économique dans un État donné tout en étant imposable dans un autre État où l’IS est nettement plus faible.
La situation est ubuesque puisqu’il en résulte une déconnexion entre le pays dans lequel est réalisé le chiffre d’affaires et celui où le bénéfice est imposé… Rénover et adapter l’IS est donc une priorité afin de ne plus simplement tenir compte d’une présence « physique » mais, au contraire, de pouvoir imposer l’activité économique là où elle est réellement exercée.
A ce stade, plusieurs réponses sont possibles sur le plan technique.
- Il est tout d’abord possible de revoir le concept d’établissement stable et de l’élargir à la présence numérique (ou digitale) en prenant cependant garde de dépasser les seuls critères « physiques » de l’activité numérique, comme le stockage de données. Il faut alors y intégrer le stockage de données mais aussi ce qui relève de leur exploitation (data, algorithmes) et de la propriété intellectuelle.
- Il est d’ailleurs envisageable, dans une approche plus ambitieuse de la révision de « l’établissement stable », de définir des critères : les noms de domaine, la présence de serveurs, l’existence de paiements, le volume de données ou encore le nombre d’utilisateurs.
- Une autre approche consiste à imposer le chiffre d’affaires et non le bénéfice via une taxe qui s’appliquerait aux revenus tirés de la vente d’espaces publicitaires en ligne, aux produits générés par les activités intermédiaires numériques permettant aux utilisateurs d’interagir avec d’autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux, ou encore aux produits tirés de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs.
- Enfin, certaines voix proposent d’imposer le profit consolidé des groupes multinationaux pour le partager ensuite en fonction de critères objectifs tels que le chiffre d’affaires (la localisation des consommateurs et des utilisateurs d’applications) ou des salariés. L’association ATTAC, comme plusieurs ONG de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires », et la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés (ICRICT) s’inscrivent dans cette optique en défendant l’idée d’une taxation unitaire. Selon ces organisations (desquelles notre organisation est proche), un tel projet permettrait de disposer d’un impôt sur les sociétés réellement adapté à l’économie moderne.
Pour leur part, et chacune dans son rôle, l’OCDE et la Commission européenne prétendent apporter une réponse internationale à ce défi (notamment dans le cadre de l’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés au niveau de l’UE). Mais les positions et les intérêts des États divergent en fonction de leurs intérêts propres. Dans ce débat complexe, prétendant attendre une réponse « durable », la France a proposé la création d’une taxe provisoire de 3 % sur les « Gafa et assimilés » au sein de l’Union européenne. Au vu de l’échec de ces discussions, elle a annoncé qu’elle la mettrait en œuvre de manière isolée.
Fin janvier 2019, l’OCDE a annoncé qu’un accord serait trouvé d’ici 2020. Celui-ci consisterait à moderniser l’impôt sur les sociétés et, à tout le moins, à introduire un « impôt minimum » qui serait calculé par différence entre l’impôt théorique d’un pays donné dans lequel est implanté une entreprise et l’impôt qu’elle paie réellement ailleurs. Une solution « minimum » dont les contours demeurent cependant flous.
Adapter l’impôt sur les sociétés et la régulation de la fiscalité internationale
Simultanément, il s’agit également de redéfinir les règles en matière de prix de transfert. Sans cela, se contenter de revoir la définition de l’établissement stable ne serait guère efficace : les multinationales continueraient en effet de manipuler les prix de transfert, ce qui assécherait les bases imposables. De ce point de vue, le principe de « pleine concurrence », selon lequel un prix de transfert doit être comparable à un prix facturé entre deux entités non liées, est de plus en plus contesté.
Au surplus, s’agissant de l’économie numérique, les règles actuelles ne sont pas adaptées pour appréhender fiscalement le savoir faire, la capacité d’exploiter des données, les actifs incorporels, etc. Encore faut-il s’entendre sur une redéfinition des prix de transfert entre des États qui n’ont pas les mêmes intérêts. D’où l’intérêt de la taxation unitaire qui permettrait de neutraliser les transferts artificiels de bénéfices.
Dans ce travail de remise à plat et de modernisation, la question des régimes incitatifs (les « patent box », des régimes spécifiques de taxation des droits de propriété intellectuelle : en France, il s’agit notamment d’une imposition de 15,5 % sur la cession de brevet) est également posée puisqu’en matière de numérisation de l’économie, les enjeux touchant à la propriété intellectuelle sont importants.
Pour mémoire, on rappellera également ici que le règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur en mai 2018 au sein de l’Union européenne, pourrait contribuer à consolider la base juridique d’une future fiscalité européenne du numérique.
Le travail de modernisation n’est pas seulement « fiscal ». La part croissante des actifs immatériels dans la valeur globale des entreprises impose également que les systèmes comptables s’adaptent. Or, ces actifs représentent près des deux tiers de la valeur des 100 premières entreprises cotées et dépassent la valeur du produit intérieur brut français. En 2008, selon le cabinet Ernst and Young, environ un tiers seulement de ces actifs étaient réellement inscrits à l’actif des bilans. Un travail de clarification des règles comptables est donc indispensable.
Au-delà des évolutions souhaitables, il faut également mieux réguler la fiscalité internationale. C’est ce que l’OCDE estime faire avec la signature d’une convention multilatérale par 84 États dans le cadre de son plan "BEPS" qui comporte 15 actions (portant notamment sur le numérique, les prix de transfert et la propriété intellectuelle). Intéressant dans son principe, puisqu’il s’agit de sortir du système actuel des conventions bilatérales et éviter de très longues négociations pour les revoir, cet outil dispose cependant d’un effet limité. Il est en effet conditionné à la bonne volonté des États…
La complexité du chantier ne doit pas faire oublier qu’une réforme simple et lisible dans ses principes et ses objectifs est nécessaire. De ce point de vue, le système de « taxation unitaire » semble le plus approprié puisqu’il tient compte de la réalité économique des multinationales et propose un système de répartition aisé à mettre en œuvre.
Le principal obstacle est l’opposition de certains États qui, comme l’Irlande, n’ont pas intérêt à ce que le moindre petit pas en avant soit fait. Et ce, pour le plus grand bénéfice des multinationales concernées mais au détriment des populations. Celles-ci sont de plus en plus sensibles aux injustices et choquées par cette fiscalité à deux vitesses qui se révèle régulièrement à eux au travers des affaires d’optimisation fiscale et de fraude fiscale.
Une raison de plus pour ne pas se contenter d’un petit pas...