Le projet de loi « anti-fraude » a donné lieu à de multiples analyses, parmi lesquelles celle de notre organisation (1). Il prévoit notamment la création d’une « police fiscale » rattachée au SNDJ. La présente contribution portera sur ce point.

Notre organisation propose de longue date la création d‘un tel service : nos communiqués du 6 octobre 2008 et du 9 septembre 2009, communs avec le syndicat Solidaires Douanes, rappelaient déjà notre position. Celle-ci avait d’ailleurs été exposée à la commission des finances de l’Assemblée à l’occasion d’une mission sur les paradis fiscaux (voir ci-dessous). Néanmoins, les conditions dans lesquelles cette création intervient posent question. En effet, entre-temps a été créée la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), fruit d’un compromis en 2009 entre les ministères économiques et financiers d’une part et le ministère de l’intérieur d’autre part. Plus largement, au cours des dix dernières années, la forte réduction des moyens, notamment humains, dans un contexte de hausse de la charge de travail, a affaibli le contrôle fiscal. En témoigne la chute du taux de couverture du tissu fiscal que notre organisation a analysée dans son rapport du 13 septembre 2018 (2).

Deux « polices fiscales » et des questions

Dans son étude d’impact du plan national de lutte contre la fraude fiscale, le gouvernement indique vouloir mobiliser les agents la BNRDF sur « les affaires comportant également des infractions autres que celles intrinsèquement liées à la fraude fiscale et à son blanchiment (par exemple corruption, escroquerie, crime organisé) et qui peuvent nécessiter la mobilisation de techniques spéciales d'enquête particulières ». Cette orientation lui sert à justifier la création d’un service judiciaire fiscal sur le modèle du service national de la douane judiciaire (SNDJ) car selon lui, « eu égard à la diversité des problématiques fiscales, et pour des dossiers qui, en outre, portent sur des enjeux budgétaires considérables, c'est sur l'expertise fiscale que doit très largement s'appuyer l'enquête judiciaire car elle est de plus en plus confrontée à des mécanismes particulièrement complexes pensés pour dissimuler la réalité fiscale. » Le « plan » indique également que, sur plus de 500 saisines de la BNRDF depuis sa création en 2010, 260 demeurent en cours. L’objectif assumé est donc de traiter davantage de dossiers.

L’histoire de la BNRDF, somme toute récente (elle a été créée en 2010 suite au vote de la loi de finances rectificative de 2009) mérite ici un rappel. A l’origine, plusieurs voix, dont celle de notre syndicat, demandaient la constitution d’un service judiciaire fiscal et douanier judiciaire rattaché à Bercy placé sous l’autorité d’un magistrat. Les discussions alors menées au plus haut niveau de l’État ont été difficiles. Dans un rapport de la Commission des finances consacré aux paradis fiscaux, l’Assemblée nationale proposait deux options : la constitution d’un tel service ou la constitution d’un service du même type rattaché au ministère de l’Intérieur. Ce fut finalement cette option qui a été choisie par le gouvernement de l’époque. La BNDRF était née. A la différence du SNDJ, elle n’est pas placée sous l’autorité d’un magistrat mais dirigée par un commissaire divisionnaire. Elle est cependant constituée d’une majorité d’agents des Finances publiques qui disposent de la qualification d’officiers fiscaux judiciaires et de policiers qui bénéficient d’une formation aux enjeux fiscaux.

La future « police fiscale » obéit à la seconde option, de sorte que l’action publique en la matière perdra de sa visibilité et de sa cohérence. Car, si les champs de compétences tels qu’ils sont définis ciblent la seule fraude fiscale pour la police fiscale et demeurent plus ouverts pour la BNRDF, concrètement, il pourra être difficile de s’y tenir. Un dossier traité par la « police fiscale » a ainsi de fortes probabilités de révéler un délit de blanchiment de fraude fiscale pour lequel la BNRDF est compétente, posant la question de savoir comment ces situations seront traitées...

Dans un communiqué de presse du 1er février, Solidaires Finances Publiques s’interrogeait sur l’opportunité d’une coexistence de deux « polices fiscales » ayant toutes les deux vocation à intervenir sur la fraude fiscale et ce, même si la BNRDF agissait sur un spectre plus large d’infractions financières par rapport au futur service fiscal judiciaire relevant de Bercy qui ne devrait être tourné que vers la fraude fiscale. Derrière cette distinction assez théorique pointe le risque d’une concurrence entre deux services. Or, dans l’appareil d’État, toute « guerre des polices » est néfaste pour l’efficacité de l’action publique.

Les différends entre les ministères économiques et financiers d’une part, et de l’intérieur d’autre part, pourraient provoquer des dommages collatéraux au sein de services où travaillent conjointement des agents des Finances publiques et des officiers de police judiciaire. Il en va ainsi des agents de la brigade nationale d’enquêtes économiques (BNEE) et des groupements d’intérêts régionaux dont les fonctions spécifiques doivent être maintenues et sécurisées. Symétriquement, il faut aussi éviter une satellisation de la BNRDF et des agents qui la composent.

L’évolution des « centrales de renseignement » et, plus largement, de l’ensemble des services qui s’attachent à « débusquer » la délinquance économique et financière est un enjeu majeur qui devrait se traduire par des réorganisations fonctionnelles et matérielles. Elle est aussi une source de conflit entre notre ministère et le ministère de l’Intérieur. Sur l’ensemble des « zones de contacts », la coopération doit être la règle pour éviter toute dissension et concurrence. Pour l’heure, une réponse claire et rassurante sur ces enjeux majeurs se fait attendre.

Enfin, dans un contexte de suppressions d’emplois au sein de la DGFiP, les agents qui rejoindront la « police fiscale » seront issus des services de contrôle fiscal de la DGFiP. Outre leur petit nombre au regard des enjeux, et malgré les fonctions utiles qu’ils assureront, ils manqueront à leur service d’origine. Ils représentent en effet l’équivalent de 350 à 400 opérations de contrôle fiscal externe (vérifications de comptabilité et examens de la situation fiscale personnelle).

Rappel de notre position « historique »

Extrait du communiqué du 6 octobre 2008

« L’architecture des services, des compétences et des procédures doit être pensée de sorte que la création d’un tel service n’enlève rien à l’existant, y demeure connecté et ne le concurrence pas, la principale valeur ajoutée apportée par un tel service devant être sa technicité fiscale. »

Notre communiqué du 9 septembre 2009

« Le contrôle fiscal reposera toujours, en France comme à l'étranger, d'abord et avant tout sur des procédures administratives. Mais les procédures administratives ne sont plus suffisantes face à la fraude fiscale complexe qui, indépendamment des sommes en jeu, met en œuvre des schémas sophistiqués (sociétés écrans, comptes dans les paradis fiscaux…). Dans ces situations, un échelon manque dans l’organisation du contrôle fiscal, l’échelon « judiciaire ».
Mais si les outils de la procédure pénale sont plus indiqués dans ces cas de figure, encore faut-il ne pas oublier que la lutte contre la fraude fiscale requiert avant tout une technicité fiscale. Ce constat évident montre clairement qu’un service judiciaire fiscal doit être rattaché à Bercy : il doit être composé d’agents des impôts formés par l’administration fiscale et il doit être alimenté en dossiers par les services fiscaux, notamment par les services spécialisés de recherche et de contrôle de la Direction générale des Finances publiques (DGFIP) tels que la Direction nationale des enquêtes fiscales, la Direction nationale des vérifications de situations fiscales ou bien encore la Direction des vérifications nationales et internationales par exemple, c’est-à-dire par ceux qui se trouvent confrontés à la fraude et qui, lorsqu’ils sont confrontés à certains types de fraude, peuvent transmettre le dossier au service judiciaire fiscal. Il en va de l’efficacité même de ce service. L'expérience du Service national de douane judiciaire l'a prouvé, il n'est pas possible de faire vivre un service de police judiciaire spécialisé coupé de son milieu d'origine.
Il n'est nullement question, pour nos deux organisations, de revendiquer la création d'une troisième force de police judiciaire en France mais d’œuvrer à la création d'un véritable service public fiscal technicien dédié à la lutte contre les fraudes fiscales et douanières complexes. »

(1) Dossier d’avril 2018 intitulé, Plan national contre la fraude fiscale, entre annonces et réalités.

(2) Rapport de Solidaires Finances Publiques du 13 septembre 2018, Quand la baisse des moyens du contrôle fiscal entraîne une baisse de sa présence.