Le projet de loi de finances pour 2018 prévoit la baisse progressive du taux nominal de l’impôt sur les sociétés (IS) à 25 % en 2022. Parmi les arguments avancés, la moyenne des taux nominaux au sein de l’Union Européenne étant approximativement de 25 %, nous n’aurions d’autre choix que de nous aligner pour renforcer notre attractivité. Un tour d’horizon européen sur les baisses des taux de l’IS s’impose donc. Il nous permet de conclure à l’absolue nécessité de stopper la concurrence fiscale et sociale.

Un alignement vers le bas : le pire n’est jamais sûr...

La France n’est pas la seule à baisser son taux nominal de l’IS. Le gouvernement belge vient d’annoncer une baisse du taux de l’IS belge à 25 % en 2020. Récemment, la Grande-Bretagne a annoncé une baisse de son taux d’IS à 17 % en 2020 et envisage même de poursuivre ensuite pour amener le taux à 15 %. Ces décisions font suite à plusieurs baisses récentes : la Suède et le Danemark ont en effet réduit leur taux d'IS à 22 %, le Portugal à 21 %, la Finlande et l'Estonie à 20 %, le Royaume-Uni à 19 %, la Roumanie à 16 %, l'Irlande à 12,5 % et la Hongrie à 9 %.

Avec de telles décisions, le résultat, mathématique, est connu : le taux nominal moyen des pays européens continue mécaniquement de baisser. Que se passera-t-il ensuite ? Faudra-t-il, au nom de l’alignement sur cette moyenne baissière, poursuivre le mouvement pour en arriver à un taux nominal moyen de 20, 15 voire 12,5 % comme l’Irlande ?

Le mouvement général de baisse du taux de l’impôt sur les sociétés constitue une caractéristique majeure de la concurrence fiscale, laquelle se traduit par un allègement de l’imposition des « bases mobiles » (grandes entreprises, riches…). Ce mouvement est inquiétant à plusieurs titres.
Il ne s’accompagne d’aucune réforme des bases d’imposition. En France, il préserve les mécanismes de déduction du bénéfice imposable ainsi que les « niches fiscales ». En Belgique, le gouvernement a déclaré vouloir revoir certaines « niches », mais les décisions se font attendre. Or, pendant de nombreuses années, les baisses du taux de l’IS prévoyaient souvent un élargissement de la base d’imposition pour tout à la fois compenser le manque à gagner potentiellement induit par la baisse de taux et répartir différemment la charge fiscale. L’Allemagne par exemple a procédé ainsi dans le passé.
Il provoque par conséquent un manque à gagner budgétaire conséquent. L’impôt sur les sociétés français verra son rendement diminuer de 11 milliards d’euros à l’horizon 2022. Cet allègement est de facto payé par les ménages sous forme de hausse d’impôt et de baisse de la fourniture de services publics.
Il est mené rapidement et ce, alors que traînent en longueur les discussions sur : l’application de l’assiette commune consolidé de l’impôt sur les sociétés au sein de l’Union Européenne, l’application du plan Beps de l’OCDE et notamment d’une fiscalité du numérique. Car au rythme actuel, ces projets perdront de l’utilité si l’IS est réduit comme peau de chagrin…
En France, les écarts d’imposition entre PME et grandes entreprises seront maintenus voire s’aggraveront sous l’effet, notamment, de la remise en cause des dispositions contenues à l’article 209-9 du code général des impôts (qui excluait la possibilité de déduire certaines charges financières, lesquelles pourront désormais être déductibles, ce qui favorisera les restructurations d’entreprises).
De manière générale, ces baisses favoriseront la financiarisation de l’économie puisque les entreprises gagneront de nouvelles marges de manœuvre financières qui leur permettra, par exemple, d’augmenter la distribution de dividendes(1). Et ce, alors que ces distributions atteignent déjà des niveaux records : en France, en 2016, les sociétés du CAC 40 ont distribué plus de la moitié de leur bénéfice en dividendes, soit 46 milliards d’euros...

Le « serpent fiscal européen » au service d’une vraie fiscalité internationale, vite !

Inédit par son ampleur, ce mouvement d’alignement vers le bas de l’impôt sur les sociétés a donc de quoi inquiéter. Le stopper n’est pas seulement une nécessité sociale mais aussi économique et écologique. Par nature, le bénéfice constitue la capacité contributive de l’entreprise. L’imposer constitue une forme de prélèvement qui non seulement bénéficie à la collectivité mais limite aussi la distribution de dividendes et donc la financiarisation de l’économie dont les dégâts sont désormais connus depuis une dizaine d’années…

Il y a donc urgence à instaurer un « serpent fiscal européen » qui neutralise la concurrence fiscale. Comme le serpent monétaire européen limitait les écarts entre les monnaies, le « serpent fiscal européen » limiterait les écarts entre les systèmes fiscaux et favoriserait une véritable harmonisation en agissant sur plusieurs fronts :
- l’harmonisation des assiettes de l’impôt sur les sociétés couplée à l’instauration d’un taux plancher afin de mettre un terme à la course à la baisse ;
- l’harmonisation de la TVA et l’instauration d’un taux plafond afin d’éviter une dérive à la hausse ;
- la mise en œuvre d’un mécanisme d’échange d’informations de tous les revenus et entités perçues et détenues par les personnes morales et physiques ;
- le renforcement de la coopération afin de mieux lutter contre la fraude fiscale avec, par exemple, la mise en place d’une procédure européenne de contrôle fiscal (avec un véritable « droit de suite » permettant de contrôler la filiale domiciliée dans un État A d’une société contrôlée dans un État B), la fiabilisation du fichier des sociétés bénéficiant d’un numéro de TVA intracommunautaire (avec la suspension immédiate de ce numéro en cas de fraude) ou encore le renforcement des obligations déclaratives (comptables et fiscales en cas de montages et de prix de transfert notamment) ;
- des règles communes en matière de fiscalité numérique afin d'éviter les transferts artificiels de richesse effectués dans le but d'éluder l'impôt qui serait normalement dû ;
- la création d’impôts européens (impôt sur les sociétés, taxe sur les transactions financières…) qui permettraient de revaloriser le budget européen. Ce faisant, les régions les plus pauvres seraient financièrement davantage aidées, ce qui les désinciterait à pratiquer le dumping fiscal et social. Un budget revalorisé permettrait également de financer des investissements publics en matière de transition énergétique par exemple.

Dans un contexte de mondialisation et de globalisation financière, se projeter vers une fiscalité mondiale est nécessaire. Qu'il s'agisse de redéfinir les conditions dans lesquelles la valeur créée doit être imposée, afin de faire face aux défis posés par l'économie numérique par exemple, ou d'organiser une véritable coopération afin de combattre toutes les formes d'évitement de l'impôt, un cadre international est une absolue nécessité.

Des propositions qualifiées d'« utopiques » mais en réalité simplement « ambitieuses »

Notre proposition de « serpent fiscal européen »(2) est aujourd’hui reprise et discutée dans plusieurs cercles (le Conseil d’analyse économique(3) et plusieurs responsables politiques ont déjà évoqué la perspective de « tunnel de taux »). Parmi les propositions novatrices, on mentionnera celle de Gabriel Zucman d'instaurer un cadastre financier mondial. Celui-ci permettrait un accès direct à l'information pour les États et leurs administrations fiscales leur permettant d'asseoir et de contrôler correctement l'impôt. La proposition de Thomas Piketty d'instaurer des impôts supranationaux sur la fortune et les bénéfices des entreprises participe de la même logique de se mettre à la hauteur du fonctionnement de l'économie mondiale. Enfin, la proposition d'une COP21 fiscale défendue par les frères Bocquet (député et sénateur français) rejoint celle du tax justice network(4) d'une structure sous l'égide de l'ONU et dont le but serait d’améliorer la « gouvernance » internationale de la fiscalité afin qu’elle soit plus efficace dans le financement de l'action publique et équitablement répartie entre les agents économiques.

Pour ambitieux qu'ils puissent paraître, ces chantiers méritent incontestablement d'être portés et précisés. Au début des années 2000, certaines voix (dont celle de notre syndicat et d’organisations comme Attac) qui évoquaient la taxe sur les transactions financières ou encore l’échange automatique d’informations étaient qualifiés « d’utopistes ». Ces projets, même imparfaits, sont aujourd’hui des réalités. Devant l’aggravation de la concurrence fiscale et sociale, il faut donc porter le débat et les propositions à la hauteur des enjeux. En la matière, aucun frein technique n’est opposable, seule manque la volonté politique. Pour cela, il faut aussi nourrir le débat citoyen, ce que notre syndicat s’emploie à faire. 

(1)Notre dossier de presse d’octobre 2017 consacré à la loi de finances y revient plus largement.
(2)Voir nos livres Pour un serpent fiscal européen, mars 2005 et Quelle Europe fiscale ?, 2008, parus aux Éditions Syllepse.
(3)CAE, Renforcer l'harmonisation fiscale en Europe, note n° 14 du juillet 2014.
(4)Réseau international dont la déclinaison française est la « plate-forme paradis fiscaux et judiciaires » dont notre syndicat est membre.