La fraude fiscale nourrit activement le débat public et politique. En la matière, les positions et les propositions sont nombreuses, elles font parfois l’objet de travaux parlementaires sur tel ou tel point, en particulier sur la question des « paradis fiscaux ». Cela a été récemment le cas avec la proposition de loi du groupe « gauche républicaine et démocrate » de l’Assemblée nationale qui a déposée tout début 2018 une proposition de loi assortie d’un dossier législatif sur une liste nationale des paradis fiscaux.

Notre organisation est régulièrement auditionnée pour tout ce qui touche à la DGFiP et aux questions de finances publiques. Et comme cela a parfois été le cas, nous avons transmis une contribution qui figure en annexe du rapport parlementaire présentant cette proposition de loi. Nous la publions in extenso ici.

 

Notre contribution

Le syndicat national Solidaires Finances Publiques, première organisation syndicale de l’administration fiscale en France, fait de la justice fiscale un combat prioritaire et permanent. C'est dans ce cadre que s'inscrivent nos travaux et nos publications sur l’estimation et les conséquences de l’évitement de l’impôt ainsi que sur la nécessité de prendre des mesures visant à renforcer les moyens juridiques, humains, budgétaires et organisationnels des services en charge du contrôle fiscal (1). La présente contribution revient sur la proposition de loi du 24 janvier 2018 portant sur la création d'une liste française des paradis fiscaux.

État des lieux de la lutte contre les paradis fiscaux : bilan, perspectives

Jusqu'au sommet du G 20 de Londres en avril 2009, la lutte contre les paradis fiscaux n'a pas été seulement inefficace, elle a de fait été inexistante. Les « listes noires » publiées par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se sont vidées : il n'existait officiellement plus aucun territoire non coopératif (le terme officiel) à la veille du G20 de Londres. Outre qu'elle ne comportait aucune sanction et que ces listes ne comportaient pas certains territoires adossés aux « grands États », tous les territoires qui y figuraient ayant pris des engagements en termes de coopération, mais non respectés dans les faits.

Avec la crise et la multiplication des affaires de fraude fiscale internationale (la première d'ampleur, en 2008, portant sur les sociétés écrans du Liechtenstein), le discours politiques a évolué mais les mesures accusent un retard préoccupant sur l'évolution de l'évitement de l'impôt. A titre d'exemple, une nouvelle « liste » (noire, grise et blanche) a été dressée par l'OCDE à l'occasion du G20 de Londres, mais elle suscite les mêmes critiques que les précédentes.

Il en est de même, de la liste de l'Union européenne qui, à peine publiée, a déjà été vidée de moitié, et ce, sans qu'aucune démonstration de l’amélioration de la lutte contre les paradis fiscaux n'ait été enregistrée. Et les discussions sur le plan « Beps » de l'OCDE, sur l'imposition de l'économie numérique ou encore sur l'harmonisation de l'impôt sur les sociétés au sein de l'Union européenne traînent ne longueur. De fait, les discussions « politiques » menées sur fond de concurrence fiscale et sociale ont empêché de combattre de manière efficace contre les « paradis fiscaux et judiciaires ».
Au plan national, de nombreuses mesures ont certes été prises par les gouvernements successifs, en réaction, et non en « initiative », aux affaires de fraude fiscale internationale. Elles ont consisté tout à la fois en des mesures d’ordre organisationnel et des mesures juridiques.

En termes organisationnels, la création de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale et du service de traitement des déclarations rectificatives (qui a fermé ses portes le 31/12/2017) constituent deux initiatives importantes. La BNRDF souffre néanmoins d’un manque de moyens. Les services de contrôle de la DGFiP ont également connu des changements avec, notamment, la création de pôles pénaux et de pôles de programmation au niveau interrégional. Le périmètre de plusieurs Directions interrégionales du contrôle fiscal (Dircofi) a été modifié et de nombreuses brigades départementales sont « reversées » dans les Dircofi. Enfin, la sphère de la programmation et du contrôle sur pièces a supporté de nombreuses suppressions d’emplois (3100 emplois en « équivalent temps plein » dans les services de contrôle fiscal depuis 2010).

En France de nombreuses mesures juridiques ont été prises. Le bilan de la Commission des lois de l’Assemblée nationale (2) et celui de notre rapport de mars 2017 (3) sont cependant très contrastés. Nous identifions ainsi :
- des mesures intéressantes mais pas encore véritablement quantifiables :
Des évolutions intéressantes en matière de prescription et d'alourdissement des sanctions
La lutte contre les logiciels permissifs
Des perspectives de recouvrement qui s'améliorent, par exemple avec la création de l'Agrasc
Une nouveauté emblématique avec le parquet national financier
- des mesures qui ne vont pas assez loin :
Une nouvelle procédure qui ne répond pas aux besoins des services de contrôle : l'examen de comptabilité
Une procédure spécifique concernant les remboursements de crédits de TVA
La procédure de visite domiciliaire L16 B
Le droit de communication de l'administration fiscale s'enrichit progressivement
- des mesures d'affichage, voire même quasi-inapplicables en l'état :
La remise obligatoire d'une comptabilité dématérialisée
Trust : renforcement des obligations déclaratives et renforcement des sanctions
La vérification préalable à l'attribution du numéro de TVA intracommunautaire

S’agissant de la fiscalité internationale, le rythme demeure trop lent. La question de la transparence se heurte à des résistances (sur le reporting public pays par pays), les obligations en matière de documentation sur les prix de transfert ne sont pas satisfaisantes (seule une déclaration allégée est transmise aux services fiscaux alors qu’il faudrait généraliser la documentation complète), l’échange automatique d’informations ne constituera pas la solution miracle (au-delà de la traduction, les informations disponibles sont sommaires) : il faudra donc intensifier l’effort.

En particulier, le plan « Beps » de l’OCDE visant à combattre l’érosion des bases imposables propose de taxer la richesse là où elle est créée (ce qui permettrait d'éviter les fuites de bases imposables, permise par exemple, par l'inadaptation du droit fiscal à l'économie numérique), un bon principe, tarde à se mettre concrètement en œuvre.

Les initiatives que la France pourrait prendre

Le gouvernement a annoncé un plan de lutte contre la fraude fiscale qui ne répond cependant pas aux enjeux (4). Il présente plusieurs risques : concurrence néfaste entre deux services de « police fiscale » (la BNRDF et le service fiscal judiciaire), possibilités données aux entreprises de régulariser leur situation selon des critères flous (au risque de permettre des régularisations qui auraient mérité des sanctions), publication de noms de fraudeurs. Et ce, alors que la stratégie pénale souffre d'un manque évident de moyens, ce qui se traduit par une « pénalisation » de certaines fraudes qui ne constituent toutefois pas la fraude la plus complexe et la plus grave.Pourtant, la France pourrait prendre plusieurs initiatives au plan international et au plan national.

Au plan international :
- proposer la tenue d'une « Cop » fiscale qui s'inspirerait de la proposition de résolution du Sénat (5) et de l'idée de MM Bocquet afin d'ouvrir la question de la régulation fiscale internationale à la société civile et au débat public, et ainsi, renforcer la légitimité des orientations qui seraient prises,
- peser pour accélérer la mise en œuvre de mesures telles que la réforme de la notion d'établissement stable à l'impôt sur les sociétés pour imposer l''économie numérique là où elle crée la richesse, le plan « Beps » de l'OCDE, l'harmonisation de l'impôt sur les sociétés au sein de l'Union européenne voire, a minima, au sein d'une « coopération renforcée »,
- porter des propositions novatrices mais indispensables à la régulation fiscale internationale comme l'établissement d'un cadastre financier mondial, un impôt européen (voire, à terme, mondial) sur le capital, l'instauration d'un « serpent fiscal européen » pour neutraliser la concurrence fiscale (notamment avec un taux plancher à l'IS et un taux plafond pour une TVA harmonisée au plan européen),
- au-delà, la stratégie des « listes noires » doit opérer un renversement d'approche : ce ne sont pas les engagements de coopérer qui doivent permettre de sortir d'une liste noire mais la coopération effective dûment prouvée a posteriori.

Au plan national, des marges de manœuvre existantes également.

- renforcer les moyens tant humains que budgétaires pour l'ensemble des administrations en charge de lutte contre la fraude (DGFiP, les Douanes et justice), renforcer et développer la recherche et l’expertise fiscales, protéger et indemniser les lanceurs d’alerte, améliorer les moyens matériels,
- regrouper la BNRDF et le service national de la douane judiciaire pour créer un service judiciaire fiscale et douanier placé sous l’autorité d’un magistrat, équilibré entre sa partie fiscale et sa partie douanière,
- améliorer (voir ci-dessous) et renforcer les moyens juridiques (accès à l’information, procédures) avec au préalable un bilan des différents échanges entre les administrations, au plan national et international,
- une meilleure organisation des services de l’État en charge de la lutte contre la fraude afin de faciliter les échanges et améliorer la coopération et la mutualisation : il en va ainsi de la coopération des services nationaux, interrégionaux et locaux du contrôle fiscal et de la justice afin de renforcer la stratégie pénale tout en permettant à la Direction générale des finances publiques d'assurer efficacement le contrôle fiscal, c'est-à-dire de rappeler l'impôt dû et d'appliquer les sanctions fiscales,
- une sanction de la fraude organisée selon le principe d’une riposte graduée, c'est à dire en conservant des sanctions fiscales articulées avec des sanctions pénales, un suivi des sanctions et une réflexion sur - une meilleure homogénéité des sanctions pénales. Ces mesures doivent bien entendu concerner également les intermédiaires et les personnes morales qui facilitent l'évasion fiscale.

Une liste des paradis fiscaux s'inscrit pleinement dans le renforcement du dispositif anti-abus que nous préconisons.


Intérêt de la présente proposition de loi


L'intérêt de la proposition de loi réside dans l'amélioration d'un dispositif existant. et Il correspond aux préconisations de notre syndicat pour d’améliorer les dispositifs actuels et les rendre pleinement efficaces. Ainsi, si les critères qui président à la définition de « territoire non coopératif » et ceux de l’article 238-A du code général des impôts (CGI) sont revus, il serait possible d’améliorer significativement l’efficacité des dispositifs « anti-abus » prévus par les textes (il en va ainsi de l’article 209-B du CGI par exemple) et, plus largement, l’information publique, dans le sens de ce que porte la proposition de loi. Notamment en élargissant le renversement de la charge de la preuve.

Pour rendre une liste nationale véritablement efficace, les critères existants définis à l'article 238-O A du Code général des impôts sur l'élaboration et l'actualisation de la liste existante mériteraient également d'être revus et de privilégier deux critères : la coopération effective d'une part et la différentiel d'imposition d'autre part. Il rendrait le renversement de la la preuve tout à la fois véritablement dissuasif (ce qui empêcherait le développement de la fraude fiscale via les territoires qui figureraient sur une telle liste) et efficace en termes de contrôle et de sanction des acteurs économiques qui utiliseraient de tels territoires.
Sur cette base, il reviendrait au gouvernement de livrer chaque année un rapport présentant le bilan annuel du dispositif anti-abus, une information sur les sanctions prises, l'utilisation détaillée du réseau conventionnel, l'évolution des moyens dont disposent les services de l’État chargés du contrôle fiscal et, enfin, une proposition d'actualisation de la liste nationale des « paradis fiscaux ». ceci permettrait non seulement d'assurer un suivi efficace du dispositif, mais également d'analyser l'évolution de la fraude fiscale internationale pour, le cas échéant, prendre rapidement les mesures qui s'imposeraient. C'est notamment dans cette perspective que nous préconisons un renforcement de l'expertise fiscale et financière au sein des administrations fiscales, douanières et judiciaires.

Par ailleurs, cette proposition de loi permettrait d'améliorer significativement l'information du Parlement et le débat public. A cet égard, il convient de rappeler que certains engagements passés n'ont pas été pleinement respectés : il en va ainsi de la présentation du dispositif anti-abus, objet de la présente proposition de loi ou encore du « jaune budgétaire » portant sur l'utilisation du réseau des conventions fiscales bilatérales. On rappellera également que la liste nationale pourrait être renforcée comme cela avait été prévu lors de sa création. Or, comme les listes de l'OCDE et celle, plus récente, de l'Union européenne, elle s'est « vidée » sans réelle justification.

Plus largement, l'amélioration de l'information du Parlement doit également passer par une véritable coopération des services des ministères de l'économie et des comptes publics mais aussi un renforcement des moyens du Parlement. Instaurer un débat obligatoire sur la lutte contre les paradis fiscaux et la fraude fiscale, à l'instar de ce qui existe pour l'orientation budgétaire est une nécessité démocratique. Ce débat pourrait être assorti de rapports annuels obligatoires. L'enjeu dépasse de loin la seule question budgétaire. En effet, les pertes fiscales plombent les comptes publics, dégradent le financement de l'action publique, déséquilibrent la répartition de la charge fiscale, nourrissent la hausse des inégalités et alimentent la crise démocratique, notamment en affaiblissant le consentement à l'impôt, en favorisant le rejet des institutions et en éloignant les citoyens de la « vie de la cité »..

(1) Ces travaux sont disponibles dans les rubriques « nos publications » et « contrôle fiscal » de notre site.
(2) Voir le rapport de l’Assemblée nationale de février 2017
(3) Rapport de Solidaires Finances Publiques, Lutte contre la fraude fiscale, état des lieux, bilan législatif, organisation et perspectives, pourquoi et comment en finir avec l'impunité fiscale, mars 2017, actualisé en novembre 2017.
(4) Voir notre communiqué de presse du 1er février 2018.
(5) Proposition de résolution du 2 février 2018, Pour une Cop de la finance mondiale, l'harmonisation et la justice fiscales et Sans domicile fisc, Alain et Éric Bocquet, éditions Le Cherche midi, 2016.