Le débat sur les pertes fiscales provenant de l’évitement de l’impôt et sur leur ampleur est nourri. Un large consensus se dégage cependant, d’une part pour estimer qu’il est répandu et qu’il représente des sommes colossales et d’autre part, pour le combattre, qu’il s’agisse d’optimisation agressive ou de fraude.

Après avoir défini les termes du débat et rappelé l'importance des sommes en jeu, notre contribution s’attachera à démontrer l’urgence d’agir par des mesures nationales et internationales en faveur de l’équité et de la justice fiscales.

I - Les différentes formes d’évitement de l’impôt sont très coûteuses.

1/ « Optimisation, évasion ou fraude », des termes à clarifier.

L’optimisation fiscale peut être définie ainsi : elle « vise à réduire l'imposition et s'appuie de manière naturelle sur des mécanismes d'évasion fiscale, c'est-à-dire une organisation qui n'est pas illégale mais utilise les marges. L’optimisation fiscale agressive, elle, consiste à tirer parti des subtilités d’un système fiscal ou des incohérences entre plusieurs systèmes fiscaux afin de réduire l’impôt à payer. »(1)
L’évasion fiscale, pour sa part, n’a pas de définition juridique précise : elle est employée tour à tour pour évoquer l’optimisation fiscale, l’exil fiscal ou encore la fraude fiscale. Elle recouvre donc de façon large de nombreux mécanismes, légaux et illégaux, d’évitement de l’impôt.
La fraude fiscale, elle, procède du non respect de la loi fiscale dont le caractère volontaire (qu’il s’agisse de la fraude internationale ou de la « petite » fraude) ou non (erreur d’interprétation d’un texte) peut cependant être difficilement isolé. Et ce, même si des dispositions (comme la possibilité de régulariser sa situation fiscale) et les sanctions fiscales permettent d’identifier et de différencier les situations lors d’un contrôle fiscal.
Dans la pratique, il est souvent complexe de distinguer clairement les différentes formes d’évitement de l’impôt : un schéma d’optimisation peut ainsi cacher une fraude (dans le cas de l’abus de droit par exemple). C’est notamment ce qui explique les différences entre les estimations des pertes fiscales. Suivant qu’elles tiennent compte, ou non, de l’optimisation agressive, elles peuvent varier dans des proportions importantes.

2/ Évaluer les pertes fiscales est complexe mais à son sujet sont plus nombreux et étayés.

Plusieurs d’entre eux font référence et sont souvent cités, y compris par les pouvoirs publics, dans le débat public.

L’étude de novembre 2017 (2) menée par Gabriel Zucman portant sur des données macroéconomiques est particulièrement éclairante. S’agissant des multinationales, elle estime que « A l’échelle mondiale, plus de 40 % des profits réalisés par les multinationales sont délocalisés artificiellement dans les paradis fiscaux, et 8 % de la richesse financière des particuliers y est dissimulée. Avec à la clé un manque à gagner pour les États qui dépasse (...) 20 milliards pour la France. » Et s’agissant des particuliers, « Tous les capitaux offshore ne se soustraient pas à l’impôt, mais les éléments de preuve disponibles montrent que la plupart des avoirs détenus à l’étranger – de l’ordre de 75 % actuellement – sont encore non déclarés. » Ce qui représente également des pertes considérables en matière d’impôts sur le revenu et le patrimoine.

Selon un rapport du Parlement européen (3), l’évasion fiscale dans l’Union européenne représente 1 000 milliards d’euros par an, soit 19,2 % du PIB de l’UE. Cette estimation porte sur l’ensemble des recettes publiques (ressources fiscales et sociales) et comprend à la fois l’optimisation agressive et la fraude en elle-même. Autrement dit, s’agissant de la France, elle revient à cumuler la fraude fiscale, la fraude sociale estimée entre 20 et 25 milliards d’euros (4) et le coût de l’optimisation fiscale agressive.

Cette estimation est cohérente avec les autres travaux. Il en va ainsi du rapport d’information de la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale (octobre 2015) sur l’Union européenne et la lutte contre l’optimisation fiscale, selon lequel «  il n’est pas déraisonnable d’estimer que ce phénomène représente environ 2 à 3 % des PIB nationaux, soit pour la France entre 40 et 60 milliards d’euros ». Il en va également ainsi du rapport du syndicat Solidaires Finances Publiques (janvier 2013) qui estime l’évitement illégal de l’impôt entre 60 et 80 milliards d’euros par an (5).

Des corrections mériteraient d’affiner ces différents travaux. Ainsi, l’évitement illégal comprend les erreurs tandis que l’optimisation comprend de son côté une partie de fraude. Cependant, un rapide calcul permet de situer les ordres de grandeur des pertes globales, avec ce que cela peut représenter « d’approximatif » sur un sujet complexe.
La France représentant 13,6 % du PIB de l’Union européenne, les pertes (fiscales et sociales) représenteraient donc 136 milliards d’euros si l’on « décline » les 1 000 milliards d’euros de pertes globales estimées par le Parlement européen.
La Fraude, sociale et fiscale, serait comprise entre 80 et 105 milliards d’euros (soit 60 à 80 milliards de fraude fiscale et 20 à 25 milliards d’euros de fraude sociale).
L’optimisation agressive est évaluée entre 40 et 60 milliards d’euros, dont une part relève de l’abus de droit ; elle est donc « comprise » dans les 60 à 80 milliards d’euros de fraude fiscale.
Par conséquent, les 136 milliards d’euros de pertes de recettes publiques constituent un ordre de grandeur cohérent avec les estimations disponibles.
De même, ces estimations globales recoupent celles portant plus précisément sur la TVA (6) ou l’impôt sur les sociétés. La France n’est pas la seule dans cette situation : tous les travaux récents démontrent que, toute proportion gardée, l’ensemble des pays subissent des pertes substantielles.

On peut d’ailleurs valablement soutenir que les pertes réelles ne peuvent être inférieures à ces estimations. Ainsi, en France, les résultats du contrôle fiscal représentent 15 milliards d’euros de « redressement » en termes de droits éludés pour l’année 2016. Ceci reviendrait à dire que 18 à 25 % de la fraude fiscale serait « détectée ». C’est une proportion importante qui incline à penser que la fraude est peut-être supérieure et, à tout le moins, qu’une part non négligeable de l’optimisation agressive relève de l’abus de droit, donc de la fraude.

Focus sur l’évaluation de la fraude fiscale.

Une extrapolation fine des résultats du contrôle fiscal (contrôle sur pièces et contrôle sur place) permet une projection pour estimer ce que serait le résultat d’un contrôle visant l’ensemble des agents économiques (particuliers et entreprises) résidents. Elle est détaillée par impôt, type de revenu et régime d’imposition, sur la base des résultats de chaque niveau de contrôle, s’appuyant sur des échantillons représentatifs et tenant compte des différents schémas de fraude et comportements à risque.

Ce travail effectué, il peut être comparé aux estimations « macro » déterminant la base qui échappe à l’imposition. En appliquant une imposition à cette base (bénéfices non déclarés des entreprises, revenus non déclarés des particuliers, rendement et valeur d’un patrimoine non déclaré...), on détermine un ordre de grandeur des pertes fiscales et sociales. De manière générale, ces travaux conduisent à des fourchettes impôt par impôt et à une fourchette des pertes globales.

II - Mieux connaître l’évitement de l’impôt doit permettre de mieux le combattre.

1/ L’urgence d’agir n’est plus à démontrer.

L’évitement de l’impôt pèse sur les comptes publics, grève la capacité d’action de l’action publique, déforme la répartition de la charge fiscale au détriment des contribuables honnêtes, fausse la concurrence et alimente la dégradation du consentement à l’impôt.
L’optimisation fiscale agressive et la fraude fiscale se nourrissent notamment :
- de l’opacité de certains territoires (les « paradis fiscaux »),
- des effets dévastateurs de la concurrence fiscale qui pousse les États à adopter des stratégies très offensives voire permissives (ruling, régimes fiscaux particuliers, conventions fiscales « sur mesure »),
du manque de coopération entre États (administrations fiscales, douanières, judiciaires),
- de l’affaiblissement des moyens des administrations publiques (3100 emplois ont été supprimés dans les services de programmation et de contrôle -sur pièces- de la Direction générale des finances publiques depuis 2010, certains postes de vérificateurs sont redéployés vers des postes administratifs : contentieux...),
- ou encore des vides et des insuffisances juridiques et législatifs (notamment en matière d’économie numérique, d’absence de liste des paradis fiscaux digne de ce nom, de réel dispositif anti-abus etc)…

Des mesures ont été prises notamment depuis une dizaine d'années. Elles comportent une dimension dissuasive intéressante. Elles procèdent de la volonté affichée de progresser contre l’évitement de l’impôt. Doit-on cependant en attendre un « effet miracle » ? A l’évidence et à l’analyse, non.

Des travaux intéressants sont menés dans le cadre du plan BEPS de l’OCDE (7), dont l’objectif est légitime : imposer les bénéfices sur le lieu de réalisation des activités économiques et de la création de valeur. Mais des insuffisances inquiétantes apparaissent. Ainsi, l’action n°1 du plan (sur les 15 du plan) sur l’économie numérique aurait mérité une révision de la conception d’établissement stable, ce qui n’est toujours pas acté. L’action n°8 est censée répondre au problème des prix de transfert d’actifs incorporels. Mais elle considère chacune des entités d’un même groupe comme des entités indépendantes, ce qui n’empêchera pas la poursuite du jeu des prix de transfert.. Le nouveau cadre sur la déduction des intérêts et des frais financiers n’empêchera pas non plus l’optimisation. Il en va de même pour les « patent box » en matière de propriété intellectuelle qui demeureront dérogatoires au droit fiscal commun. En outre, le seuil de 750 millions de chiffre d’affaires annuel, au-delà duquel les multinationales doivent respecter certaines dispositions, est trop élevé. Enfin, « le diable étant dans les détails », il faudra s’assurer que les diverses stipulations, facultés de réserves et d’options ne seront pas utilisées par les États signataires de la convention multilatérale dans le cadre de leur réseau conventionnel afin de contourner les dispositions du plan.

Au plan national, le bilan des mesures de ces dernières années prises en réaction aux affaires et jamais en anticipation (8). L’accès à l’information s’est amélioré grâce aux évolutions du « droit de communication » mais reste insuffisant. Le datamining interroge : il pourrait être utile si des freins étaient levés (ce qui suppose un travail avec la CNIL) et s’il était conçu avec les agents opérationnels. Les procédures de contrôle informatisé et de contrôle du bureau sont présentées comme des avancées. A tort... Car il faut parfois mener des investigations poussées, ce que le contrôle du bureau ne permet pas. Certaines sanctions (pour non-déclaration de détention de « trust » par exemple) sont difficilement applicables. Enfin, le management n’apporte ni le soutien technique dont les agents ont besoin et n’incite pas à mener des investigations longues alors que les schémas de fraude ont tendance à se complexifier. Vu les enjeux, le plan « anti-fraude fiscale » présenté par le gouvernement est lui aussi décevant (9). D'autant plus que ces mesures seront soumises à la volonté d'accompagner la concurrence fiscale et se heurteront à d’autres dispositifs portant sur la « société de confiance » ou le « secret des affaires ».

2/ Améliorer réellement la lutte contre la fraude fiscale demeure possible.

Or, d'autres mesures plus ambitieuses (la liste n’étant pas exhaustive) pourraient ainsi :
- accroître la transparence (reporting public…), protéger et indemniser les lanceurs d’alerte et améliorer l’accès à l’information (pour les services fiscaux, les parlementaires et l’opinion),
- regrouper la BNRDF et le service national de la douane judiciaire pour créer un service judiciaire fiscal et douanier placé à « Bercy » sous l’autorité d’un magistrat (plutôt que d’ajouter à ces deux services une « police fiscale » aux contours encore flous comme le plan gouvernemental le prévoit),
- améliorer les moyens humains, juridiques, matériels et budgétaires de la DGFiP et maintenir la cohérence du périmètre de ses missions au sein de la DGFiP, et donc l’ensemble de la chaîne du contrôle fiscal (recherche, programmation, contrôle sur pièces, contrôle sur place, recouvrement…),
- faciliter les échanges, améliorer la coopération et la mutualisation entre les services de l’État mais aussi revoir le mode de management afin qu’il soit plus tourné vers la qualité et l’efficacité réelle de la mission,
- renforcer le dispositif anti-abus (sur la base d’une liste nationale des territoires non coopératifs digne de ce nom) et effectuer de la « chirurgie fine » (revoir l’assiette du crédit d’impôt recherche par exemple),
- développer une politique de la sanction impliquant également les intermédiaires facilitant la fraude et les personnes morales en conservant des sanctions fiscales articulées aux sanctions pénales pour les cas les plus graves (et, enfin, établir un suivi des sanctions),
- au plan international, une réelle harmonisation européenne de l’impôt sur les sociétés et de la TVA, une adaptation de la fiscalité au numérique, un cadastre financier mondial et un cadre internationale permettant une réelle coopération et des sanctions pour ceux qui ne le respectent pas sont des axes indispensables.
Outre l’amélioration de la lutte contre l’évitement de l’impôt, de telles mesures permettraient incontestablement de mieux connaître l’évitement de l’impôt (évolution, ampleur, etc) et, ainsi, de le combattre plus efficacement.

(1) Voir le site du Ministère de l’économie
(2) Voir l’étude, e600 Billion and Counting: Why High-Tax Countries Let Tax Havens Flourish, Thomas T#rsl#v (U. of Copenhagen), Ludvig Wier (U. of Copenhagen), Gabriel Zucman (UC Berkeley), Novembre 2017.
(3) Rapport de la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen du 3 mai 2013 sur la lutte contre la fraude fiscale, l’évasion fiscale et les paradis fiscaux.
(4) Voir le site de la Sécurité sociale.
(5) Rapport de Solidaires Finances Publiques du 22 janvier 2013, Évasions et fraudes fiscales, contrôle fiscal.
(6) Dans une étude récente, la Commission européenne estime l’écart de TVA à 151 milliards d’euros au sein de l’Union européenne dont 20,11 milliards d’euros pour la France. Commission européenne, Study and Reports on the VAT Gap in the EU-28 Member States 2017 Final Report, septembre 2017.
(7) Site de l’OCDE, Érosion de la base d’imposition et transferts de bénéfices.
(8) Voir le rapport de Solidaires Finances Publiques, Lutte contre la fraude fiscale : état des lieux, bilan législatif, organisation et perspectives, pourquoi et comment en finir avec l'impunité fiscale (mars 2017 actualisé en novembre 2017).
(9) Voir notre dossier de presse du 23 avril 2018, Plan de lutte contre la fraude fiscale, entre annonces et réalités.