Dans un billet de mauvaise humeur du 4 mars intitulé "Fraude fiscale, il n'y a pas de trésor caché", l’éditorialiste du journal « Les Echos » Dominique Seux tente (vainement) de décrédibiliser les organismes « peu sérieux » qui estiment la fraude fiscale à environ 80 milliards d’euros. Notre organisation, à l’origine de cette estimation, est particulièrement visée. Voici donc notre droit de réponse.

On passera sur le fait que notre syndicat ne se nomme pas « Sud Solidaires » comme il le nomme mais bien « Solidaires Finances Publiques » : une légèreté coupable très éloignée du « sérieux » auquel se réfère par ailleurs M. Seux. Plus sérieusement, celui-ci aurait dû lire et comprendre nos travaux et se renseigner par ailleurs tant sur les audiences auxquelles nous avons participé (Sénat, Assemblée Nationale, Conseil des prélèvements obligatoires, des institutions au « sérieux » reconnu) que sur les travaux menés sur le sujet. Preuve que les nôtres sont jugés crédibles. Avant de critiquer, ce qui est un droit, il est bon de s’informer surtout lorsqu’on prétend soi-même informer…

Dans son papier, Dominique Seux fait plus œuvre de déni arrogant idéologique que d’argumentaire. Selon lui, cette estimation serait une « fake news ». On attendait donc impatiemment une démonstration étayée, autrement dit une « true news », ne serait-ce que pour nourrir utilement le débat et ce, précisément en plein grand débat. Celle-ci ne viendra pas, le papier restant désespérément au stade d’une grosse colère capricieuse qui fait curieusement écho aux propos de ses confrères du quotidien « L’Opinion » voici quelques mois et, surtout, à ceux de Gérald Darmanin, le premier ministre en exercice ayant critiqué notre estimation, sans pour autant apporter d’élément venant la contrarier. Précisons ici que, dans un passé récent, ni Eric Woerth, ni Bernard Cazeneuve ni encore Christian Eckert n’ont agi de la sorte lorsqu’ils étaient en charge du ministère.

Manifestement, ce gouvernement et quelques personnalités ont décidé de sonner la charge contre nos travaux. On leur suggérera d’employer leur énergie à combattre la fraude plutôt que ceux qui sonnent l’alerte sur son ampleur. Coordonnées ou pas, ces expressions pourraient surprendre. En réalité il n’en est rien. Depuis que le système déclaratif existe, les « faux libéraux mais vrais conservateurs » se sont toujours opposés au contrôle fiscal jugé « intrusif ». Ils peuvent se réjouir désormais d’avoir un allié avec ce gouvernement qui privilégie l’accompagnement des entreprises (avec sa loi "Essoc") et l’affaiblissement du contrôle fiscal. Mais pour imposer une telle réorientation sans choquer l’opinion, il faut lui faire passer l’idée que la fraude fiscale n’est pas aussi importante qu’on le dit… Vu sous cet angle, on peut donc légitimement s’interroger sur les réels objectifs de « l’observatoire » lancé par le ministre…

Mais revenons au papier de M. Seux, qui dépasse sans sourciller les bornes lorsqu’il se demande « pourquoi les services fiscaux feraient exprès de laisser courir les fraudeurs si c’était facile de les attraper ». Les bras nous en tombent. Précisément, notre syndicat n’a évidemment jamais sous-entendu cela, bien au contraire. Il y aurait d’ailleurs de notre part une sacrée contradiction à laisser entendre cela en réclamant par ailleurs, comme M. Seux nous le reproche, des moyens supplémentaires pour combattre la fraude… En la matière, à défaut d’avoir raison sur tout, force est de constater que nous n’avions pas tort puisque les gouvernements successifs ont pris des mesures. Celles-ci n’ont cependant pas toutes donné les résultats escomptés : outre qu’il faut du temps pour qu’elles produisent leurs effets, toutes ne sont pas efficaces. Nous en avions dressé le bilan dans nos travaux de 2017. Surtout, celles auxquelles M. Seux se réfère ne sont pas toutes pleinement mises en œuvre… Il en va ainsi de l’échange automatique d’informations qui s’est engagé en deux vagues (fin 2017 et fin 2018) soit très récemment, ce qui explique qu’on ne peut sérieusement pas se prononcer sur leur efficacité.

M. Seux vilipende dans le même élan ceux qui estiment qu’il suffirait de récupérer la fraude pour regagner des marges de manœuvre budgétaires. Mais il s’énerve tout seul. Personne, surtout pas les organismes sérieux comme le nôtre, n’est assez naïf pour prétendre qu’on peut régler le problème aisément. On précisera en même temps que renforcer les services ne peut effectivement qu’améliorer la lutte contre la fraude.

En matière de fraude fiscale, M. Seux connaît visiblement très mal son affaire. Il avance une estimation de 2 milliards d’euros provenant d’un « rapport parlementaire » qu’il ne se donne pas la peine de sourcer : il s’agit en fait d’une estimation, de 2,4 à 6 milliards d’euros (soyons précis) figurant parmi d’autres, dont la nôtre, dans le rapport de la mission de l’Assemblée nationale sur l’optimisation des entreprises. Ce chiffre - évidemment le plus bas - ne concerne que la grande évasion fiscale en matière d’impôt sur les sociétés, là où notre travail concerne l’ensemble de la fraude et l’ensemble des impôts. Il ferait d’ailleurs se gondoler non seulement l’ensemble des agent.e.s des Finances publiques mais aussi les économistes, avocats, chefs d’entreprise, conseillers fiscaux bref, tous ceux qui, dans leur métier, connaissent les rouages fiscaux ainsi que la diversité et la complexité de la fraude.

Notre estimation procède d’une méthode connue et reconnue sur laquelle nous avons travaillé dés 2006 et que nous avons enrichie dans nos travaux de 2012 avant la publication de notre rapport évaluant la fraude entre 60 et 80 milliards d’euros en janvier 2013. Nous ne prétendons pas détenir la vérité absolue. Mais force est de constater que cette évaluation de « l’évitement illégal de l’impôt » (autrement dit du non-respect du droit fiscal) n’a pour l’heure rencontré aucune contre-argumentation sérieuse.

Bien au contraire, les travaux ultérieurs (ceux de Gabriel Zucman, des chercheurs du tax justice network ou des instances européennes) ont plutôt validé nos ordres de grandeur. Les instances européennes avancent ainsi une fraude aux recettes publiques (soit le total des recettes fiscales et sociales) de 1 000 milliards d’euros au sein de l’Union européenne des 28. Si l’on considère qu’en France, la fraude fiscale est de 80 milliards d’euros et que la fraude sociale, estimée par la Cour des comptes, un organisme « sérieux », est comprise entre 20 et 25 milliards d’euros, nous arrivons à une fraude aux recettes publiques de 100 à 105 milliards d’euros. Le PIB français représentant un peu plus de 13 % du PIB communautaire : par conséquent, la fraude aux prélèvements obligatoires devrait même être supérieure à notre estimation ! Au reste, précisons que le contrôle fiscal identifie dans ses rappels de droits éludés 15 milliards d’euros bon an mal an. Rapporté à notre estimation de janvier 2013, cela revient à dire que le contrôle fiscal identifie plus de 18 à 25 % de la fraude fiscale (de l’évitement illégal de l’impôt, soit le périmètre que nous avions fixé), un taux étonamment et incomparablement supérieur à celui de toutes les autres infractions (financières, criminelles, etc).

Critiquer est un droit, ne pas livrer d’argument et prêter des intentions ou des propos qui n’existent pas sont différents. Un peu de sérieux que diantre ! Oscillant entre argumentaire spécieux, rapprochements hasardeux et godille sémantique, le masque idéologique tombe vite. Le papier ne poursuit en effet qu’un objectif : casser ce qui gêne l’idéologie ambiante dans sa volonté dogmatique de réduire le contrôle fiscal à la portion congrue… Visiblement, étayer et démontrer est le cadet des soucis du papier de M. Seux qui, ne pouvant prouver qu’il a raison (et pour cause…) s’acharne à marteler que les autres ont tort. Mais n’est pas Schopenhauer qui veut.

Nous sommes plutôt désolés de lire ce genre de diatribe dans un grand quotidien consacré à l’économie. Syndicat viscéralement attaché au débat démocratique, nous faisons cette proposition simple et de bon sens : pourquoi ne pas engager enfin un débat public vraiment « sérieux » sur la question ?

A bon entendeur, solidairement…